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Une vie bien remplie

Chapitre 1

Divers
UNE VIE BIEN REMPLIE
Rouen, le premier janvier 2015, 18 heures.
Je vous souhaite une bonne année. Et je souhaite aussi une bonne santé à tout le monde.
Antoine vient de mourir. Ce premier janvier.
Antoine, c’est mon amour depuis les bacs à sable, ou quasiment. Nos parents étaient voisins dans une rue bourgeoise d’un quartier bourgeois d’une petite ville de province. Nous aurions donc pu nous fréquenter très tôt, mais à l’époque les écoles n’étaient pas souvent mixtes, surtout d’ailleurs nos écoles privées et religieuses.
Issus de familles catholiques soumises aux mœurs bien pensantes de ce temps, nous ne nous sommes fréquentés que de manière sporadique pendant longtemps. Notre premier baiser, chaste, nous l’avons échangé à quinze ans seulement.
Notre premier french kiss est survenu bien plus tard, nous avions dix-sept ans et nous venions de réussir notre baccalauréat. Oui, un french kiss, comme on disait à l’époque, car depuis l’année 1952 il y avait une base américaine de l’OTAN près de notre ville qui regorgeait de grands Yankees en uniforme. Et les filles n’étaient pas toutes sages, éblouies par ces militaires au parfum exotique qui leur faisaient miroiter cigarettes, whisky, bas nylon et chocolat.
En 1953, Antoine est parti à Paris en faculté de médecine alors que moi-même j’entrais en faculté de lettres à la Sorbonne. Nous ne logions pas ensemble, même si nous nous étions avoués notre amour.
Et dans notre milieu, pas question de fauter. Je me devais d’arriver vierge au mariage. Il nous a fallu plus d’un an pour admettre que ces règles stupides issues d’une morale religieuse confite dans un moule suranné ne pouvaient s’appliquer au beau milieu du vingtième siècle.
Nous avons fauté. Souvent. C’est le premier pas qui coûte.
Et nous y avons pris goût, ça oui ! Nous prenions nos précautions, grâce à un outil mis en vogue par nos chers G.I., le préservatif. Et puis nous étions fervents adeptes des attouchements, de la sodomie et de la fellation, qui sont comme chacun sait d’excellents moyens de contraception.
Nous avons attendu que mon Antoine ait son diplôme de médecin pour officialiser notre union. Je n’oublierai jamais le moment où il s’est agenouillé devant moi, dans le petit studio que nous partagions (à l’insu de nos parents respectifs), pour me demander, d’un ton grave :
— Ma chérie, ma Caroline, acceptes-tu de m’épouser ?— Mon amour, je n’aime et je n’aimerai jamais que toi, rien au monde ne me ferait plus plaisir.
Nos parents, bien sûr, connaissaient notre amour et se doutaient sûrement que nous n’étions pas restés chastes. Ils ont béni notre union. Ce fut bien sûr le grand jeu ; une cérémonie simple et sans atours nous aurait bien suffi, mais pour les parents, c’était impensable et il fallut se soumettre à un cérémonial orchestré savamment par les deux mères. Une journée difficile pour des années de bonheur.
Antoine a ouvert un cabinet à Rouen et je suis devenue sa secrétaire. Nous avons eu deux superbes enfants, un garçon et une fille, Jacques et Marie. Qui nous ont donnés quatre petits-enfants et trois arrière-petits-enfants à ce jour.
Nous avons vécu une vie pleine et heureuse. Le secret : amour, pardon, dialogue. De l’humour et de la fantaisie ne font pas de mal non plus, surtout s’ils sont accompagnés de la complicité de l’esprit et du corps.
Antoine vient de mourir. Ce premier janvier. A soixante-dix-huit ans, après presque soixante ans de vie commune et cinquante-cinq ans de mariage. Nous ne fêterons pas nos noces d’orchidée. J’ai près de moi une seringue remplie de digitaline concentrée, la profession de médecin a au moins cet avantage de pouvoir régler les détails techniques.
Ce matin je lui ai rendu ce même service alors que sa maladie nous laissait sans espoir, et que seule la souffrance allait rester.
J’ai dit adieu à nos enfants qui comprennent mon geste. Et l’approuvent. Les papiers sont en ordre, je suis en paix avec les autres et avec moi-même.
Je vous souhaite une bonne année. Et je souhaite aussi une bonne santé à tout le monde.
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