Trois jours plus tard, le contrat est signé. J’ai dû m’exprimer sur les modifications que j’avais souhaité y apporter, mais elles ont été acceptées quasiment telles qu’elles. Mission accomplie.Naturellement, nous allons fêter cela dignement, mais, pour le moment, nous sommes de retour au château. Exactement comme je m’y attendais, notre voiture n’est pas encore arrêtée que Vanessa est déjà là, une enveloppe à la main. — Monsieur ! Monsieur ! Ce pli vient d’arriver par porteur spécial ! Faussement surpris, je saisis la lettre qu’elle me tend. — Cela vous est adressé, Vanessa...— Justement, je n’y comprends rien ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Derrière moi et malgré leur sourire, les deux femmes s’efforcent de rester impassibles. — Cela veut dire, Vanessa, que vous êtes désormais propriétaire de dix pour cent de tout cela, réponds-je en montrant d’un geste le château et le parc. Marie-Charlotte intervient alors : — Euh, en vérité, pas exactement. Le château, voyez-vous, je le garde pour moi. Mais dix pour cent des parts de Dubreuil Technologies vous appartiennent, désormais. C’était une exigence de Monsieur. Vanessa ne perd pas le nord. — Et vous, Monsieur ? J’ai vu la répartition des parts, et votre nom n’y figure pas...— C’est ma volonté. Marie-Charlotte et moi allons divorcer, et je partirai avec quelques milliers d’actions de l’entreprise qui me permettront de vivre confortablement jusqu’à la fin de mes jours. Je n’ai jamais eu la folie des grandeurs.— Divorcer ? Vous avez dit divorcer ?— Euh... oui, pourquoi ?— Parce que cela veut dire que vous allez pouvoir m’épouser...
J’en reste comme deux ronds de flan. Sur le chemin du retour, Marie-Charlotte, Patricia et moi avions extrapolé sur les réactions de Vanessa, mais cette éventualité n’avait pas été évoquée. — C’est-à-dire que... Cet instant, je l’appréhendais depuis le jour où Marie-Charlotte est apparue à l’hôpital psychiatrique. Une respiration, et je me lance : — En vérité, je ne suis pas Claude Dubreuil. Et je ne suis pas amnésique non plus... Tandis que Vanessa ouvre des yeux ronds. Marie-Charlotte prend la parole : — Ce Monsieur s’appelle en réalité Frédéric Jewel... Il était chargé de recherches chez Bridge, une boîte spécialisée dans la cryogénie et qui a fermé lorsque son patron a été inculpé de tentative de meurtre. Cette fois, c’est moi qui suis totalement scié. Ma mâchoire manque de se décrocher. — Et... et... et vous étiez au courant depuis quand ?— Le coup de fil à la sortie de la salle de torture, vous vous souvenez ? Il n’y a pas trente-six façons de se retrouver avec des empreintes effacées, vous savez...— Mais que lui est-il arrivé ? intervient Vanessa. Comme je n’en suis plus à une surprise près, c’est Patricia qui répond : — Notre ami a eu la malencontreuse idée de baiser la fille de son patron, une certaine Isabelle Kovalski, mais elle était déjà promise à un autre. Et cela ne se fait pas, chez les Siciliens... Je tombe des nues. — Kovalski père était donc Sicilien ? Avec un blaze pareil ?— Absolument. Et c’est pour ne pas se retrouver avec deux balles dans la tête que notre cher Frédéric a pris la poudre d’escampette et décidé de disparaître. En fait, ces deux balles n’auraient été que le bouquet final après quelques réjouissances assez sympathiques. Entre autres, il était fortement question de s’attaquer à une certaine partie de mon anatomie qu’il avait l’intention de transformer en boucles d’oreilles pour les offrir à Isabelle.Il est temps pour moi de rétablir la vérité : — Je suis désolé, Vanessa. Tout ce qu’elles vous disent est rigoureusement exact. Mais vous-même, vous aviez remarqué que je n’étais pas Claude Dubreuil... D’habitude, c’est lors d’une panne que l’on prétend avoir été trahi par sa bite. Moi, c’est sous une autre acceptation, mais le résultat est le même. — Je le sais, mais cela ne change rien. Que ce soit au lit ou ailleurs, je n’ai jamais passé d’aussi bons moments avec l’ex-vrai Claude Dubreuil. Alors, ma proposition tient toujours. Je souris. — À défaut de mariage, je veux bien essayer de vivre quelque temps avec vous, Vanessa. Elle se marre. — Alors, qu’il en soit ainsi...— Tiens, là encore, cela me rappelle quelque chose. Quelques mois se sont écoulés depuis la fameuse signature et, après avoir officiellement divorcé de Marie-Charlotte, je suis parti m’installer avec Vanessa dans le pavillon de chasse qui avait abrité nos premières amours. Au final, elle n’a pas tellement eu à insister pour que je lui passe la bague au doigt. Du coup, les quelques dizaines d’invités qui ont eu la bonne idée de se rendre aux Maldives ont droit à deux mariages pour le prix d’un ; le mien avec Vanessa, et celui d’Edgar avec Marie-Charlotte.Cette dernière est radieuse. Je profite que Vanessa est en grande discussion avec Patricia et sa nouvelle copine et que nous sommes donc seuls pendant quelques instants pour l’apostropher : — Mais comment avez-vous appris ma vraie identité ? Vous aviez fait des recherches ?— Oui, mais elles n’avaient rien donné. Mais il a fallu qu’un type, aux États-Unis, reconnaisse votre portrait dans un journal français. Un certain Kovalski.— Mon ex-patron ?— Tout juste. Il vous a reconnu et, histoire de se faire un peu de fric, s’est pointé au siège de Dubreuil Technologies de New York pour nous faire chanter.— Cela ne m’étonne pas de lui, c’est une ordure. Par contre, je l’aurais pensé plus malin.— L’alcool n’éclaircit pas l’esprit, vous savez... Cependant, il n’aurait pas dû oublier qu’il était en liberté conditionnelle et qu’il n’avait pas le droit de se trouver dans cet état. Les flics ont voulu le cueillir, il s’est rebellé, il a sorti une arme...— Et ils l’ont flingué ?— Tout juste. Par contre, toutes ses révélations ont été consignées et m’ont été transmises. Ensuite, il a été facile de retrouver votre trace... Ah, et puisque nous en sommes aux vieilles connaissances, vous souvenez-vous d’un certain commissaire Montrant ?— Mongland ? Comment pourrais-je l’oublier ? — Que lui arrive-t-il, à ce brave homme ?— Oh, presque rien. Il semblerait que ses supérieurs aient mis leur nez dans ses affaires, et que ce qu’ils ont trouvé ne leur a pas plu. On se demande bien pourquoi... Étonnant, en effet. — Et, à l’heure où je vous parle, il est à l’ombre pour un moment.— Sous quels chefs d’inculpation ?— Outrage à magistrat, falsification de preuves, subornation de témoins, entrave à la justice... Pareil pour ses complices, notamment deux des psychiatres de l’hôpital où vous séjourniez. Ah, et aussi son directeur qui aurait, entre autres, couvert les agissements d’une inspectrice qui s’était fait passer pour une infirmière. Cela vous dit quelque chose ? Aux dernières nouvelles, personne n’était au courant de l’affaire Mathilde/Jessica puisque je ne l’avais jamais mentionnée à qui que ce soit. Je souris. — C’est bien possible, ma foi. Mais c’est une longue histoire.— Je m’en doute, sourit-elle. Tiens, il me semble que Vanessa vous appelle. Ne la faites pas attendre, elle ne le mérite pas... Ça, c’est bien mon avis. Elle s’approche de moi, somptueuse dans sa robe de satin blanc. — Je sais que je te l’ai déjà dit, mais tu es divine, ma chérie. Elle semble préoccupée. — Quelque chose ne va pas ?— C’est-à-dire que... Un gamin vient de me remettre cette lettre, et elle est adressée à l’ex-Monsieur Dubreuil. Je grimace. Tout cela ne me dit rien de bon. Je décachette, et je lis. Bonjour Frédéric,Je tenais à vous féliciter pour le travail que vous avez accompli. Non seulement vous avez sauvé mon entreprise, mais vous avez réussi à réconcilier mon ex-épouse et ma fille, ce à quoi j’avais renoncé bien avant de partir en Afghanistan.Veuillez ne parler de moi à quiconque, surtout pas à votre charmante épouse et encore moins à mon ami Edgar ou à sa nouvelle conjointe. Comme vous, j’ai eu beaucoup de mal à disparaître, et je tiens désormais à ma tranquillité.Soyez heureux.Claude Dubreuil (le vrai) Tout en déchirant soigneusement la lettre, je souris à Vanessa. Si l’on m’avait dit qu’un simple accrochage en voiture aurait pu me mener jusque-là...