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La falaise

Chapitre 1

Histoire médaillée
Divers
Une profusion de variétés végétales dispersait leur parfum dans les allées que des pins maintenaient à l’ombre. Les massifs de millepertuis bourdonnaient d’abeilles. En contrebas, les vagues régulières se lançaient à l’assaut de la plage. Leur lointain tumulte, précédé de senteurs marines, complétait cet idyllique tableau. Des troupes encore sporadiques de touristes, aux accents internationaux, arpentaient les allées d’un pas lent et solennel. D’autres foulaient le vert tapis d’un gazon à la coupe parfaite. Des conversations émaillaient le déplacement de ces bataillons épars ; la brise déportait le cri strident des palmipèdes. Parmi les piafs égayant le défilé de leurs chants perpétuels, les merles dans leurs habits de deuil n’étaient pas les derniers.   Fiona avait les yeux rougis de pleurs qu’elle n’avait à aucun moment imaginés. Elle était venue seule de son lointain pays ; cette visite n’aurait dû être qu’une formalité envers ce lointain ancêtre qui n’avait guère foulé le sol de cette contrée. Pourtant, l’oppressante sévérité du site l’avait envahie. Appuyée à la balustrade, le bleu de ses yeux perdu sur l’horizon azuré, elle tentait de restituer à cette terre les sentiments surgis à la lecture du nom familial sur la simple croix blanche.   Julien arpentait les allées du musée, s’arrêtant à chaque vitrine, chaque objet, lisant chaque panneau explicatif. Il avait songé suivre le fil de l’exposition en dilettante, en écoutant ses musiques favorites. Il s’en était abstenu, d’autant plus que l’animation sonore concourrait à l’ambiance de cette présentation. L’accumulation des objets de l’époque – pour certains retrouvés rouillés enfouis dans le sable –, l’énumération des quantités pharaoniques de matériel, du nombre de personnes ayant pris part à l’évènement, tout cela engloutit peu à peu Julien dans une gangue d’un pourtant sain malaise. Il monta les escaliers, renouant avec la lumière de cette journée ensoleillée. Enfin dehors. Il inspira comme s’il émergeait après une apnée trop longue.   Errant dans les allées sans trop savoir ce qu’il cherchait, tel un bourdon s’entêtant contre une vitre, il écoutait des bribes de paroles des gens qui l’entouraient, tout aussi déboussolés que lui par la sinistre histoire qu’ils venaient de revivre, de réentendre ou redécouvrir. Il avait envie de remercier ces gens pour le sacrifice de leurs ancêtres, pour le courage et l’abnégation de ceux qui n’étaient pas tombés. Julien était encore trop groggy de la masse d’informations fournies par le musée. Il préféra patienter, recouvrer ses esprits. La mer avait presque un air de tableau de Van Gogh où le vert des arbres aurait remplacé le jaune des tournesols. La balustrade offrait une vue imprenable sur le haut des falaises ou un appui pour soulager une âme éprouvée. Tout s’était déroulé en contrebas, qui restait pourtant invisible. Tout ici respirait le calme maintenant.   Julien tourna la tête. Sur sa droite, une jeune fille esseulée essuyait ses yeux aussi mouillés que l’étendue marine qu’elle essayait de contempler. La brise s’emmêlait dans sa tignasse rousse, à moins que ce ne fussent ses sanglots qui en agitaient les mèches bouclées. Fiona aperçut ce jeune homme qui l’observait. Il semblait vouloir s’adresser à elle qui se sentait pitoyable à montrer ainsi ses larmes en public. Elle lui fit un petit signe de la tête comme pour s’excuser de ne pouvoir retenir ses pleurs. Il lui rendit un sourire qui se fit insistant sans devenir déplacé.   — Êtes-vous américaine ? demanda-t-il d’une voix toute en retenue. — Sorry, but I don’t understand. — Are you american ?   Elle acquiesça. Il ne demanda pas de quel État elle venait ; ça n’avait aucune espèce d’importance. Julien voulait parler d’autre chose. Il fixa l’horizon, ou peut-être tout simplement la houle. Elle regarda dans la même direction mais il n’y avait rien d’autre à observer. La houle. Comme s’il lui fallait pour se lancer dans sa tirade prendre de l’élan dans la course des vagues. Il s’enquit de la personne à l’origine de ses yeux mouillés, même si la possibilité qu’un petit ami lui ait brisé le cœur avoisinait le zéro du niveau de la mer. Fiona resta dans l’expectative. Ce garçon allait-il profiter de ses émotions, jouer le latin lover se faisant un devoir de la réconforter ? Quelqu’un dont elle ne se souvenait plus lui avait parlé de ces Français, ces satanés Français prompts à critiquer ses concitoyens, mais jamais les derniers pour tenter de séduire une concitoyenne.    — Cela te semblera peut-être bizarre, du moins dans la forme, mais j’aimerais te remercier pour le sacrifice de tous ces hommes venus se battre, souvent mourir, pour libérer ce pays. Bien sûr, l’enjeu était bien plus important. C’est le deuxième musée que je visite, après le Mémorial de Caen ce matin. La démesure de cette entreprise, de ce débarquement, me donne le tournis. Il y a le côté grisant de cet assaut insensé, avec l’espoir qui devait accompagner tous ces hommes, malgré la trouille qui devait les assaillir. Il y a aussi le côté obscur, tous ces gens morts au combat à cause de la folie d’un homme. Certains n’ont pas même eu le temps d’atteindre la plage. Bien sûr, tout ceci n’est pas une découverte. De nombreux livres, de nombreux films relatent tout cela, mais ce n’est pas la même chose que d’être ici avec toutes ces croix alignées. Elles parlent mieux que n’importe quel chiffre.   Fiona pleura de plus belle. Julien voulut interrompre son discours mais elle le pria de continuer malgré tout. Ils s’accoudèrent tout deux à la balustrade. Il leur fallait bien un étai pour supporter leurs lourdes émotions. Les blancs entre ses phrases s’allongèrent sans qu’il ne sût si l’effet était volontaire ou un besoin de reprendre son souffle.    — Dur d’imaginer les évènements de ce terrible jour lorsqu’on visite ces lieux en une si belle journée ! S’il n’y avait pas toutes ces croix, on pourrait sans peine se croire dans le cadre idyllique d’un parc botanique. Les abeilles butinent dans les massifs et les oiseaux piaillent dans les frondaisons comme si rien de tout ça n’avait existé. — Rien de cela n’a existé pour eux   « Pourtant, mouches, oiseaux ou même poissons ont dû faire ripaille en cette occasion… » Il garda cette horrible image pour lui. Fiona inclina sa tête sur son épaule, tirant Julien de ses morbides pensées. Un couple de rouges-gorges batifola sur la rambarde de pierre, déclenchant le rire de la jeune femme. Elle chercha du regard autour d’elle, espérant que personne d’autre que son compagnon de hasard n’avait remarqué son rire déplacé en ces lieux.
   — Il n’y a guère que ces oiseaux pour remettre un peu de vie parmi tous ces morts, souffla-t-elle tandis que ses joues rosissaient.   Elle se rappela qui lui avait parlé de ces satanés Français : l’ex copain de sa cousine Jenny. Elle avait bien fait de le quitter. Si Julien l’avait abordée pour la draguer, alors elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Elle espéra même qu’il en ait eu l’intention, quand bien même elle ne doutait pas de la sincérité de son émotion. Julien n’osait bouger par crainte de casser cet instant. Son rythme cardiaque ne tarderait pas à se faire flasher. Il prit le risque de tendre son bras, le passa autour de sa taille. Seule la pression de la tête sur son épaule changea. Chacun esquissa un sourire que l’autre ne vit pas, du moins tant qu’ils ne se firent pas face. Mais à ce moment là ce ne furent plus des esquisses, mais un rayonnement qui ne disparut que lorsque les lèvres de l’autre le recouvrirent.   Des raclements de gorge les ramenèrent à la réalité tant la fougue de leur baiser unique, mais auquel ils ne se résolvaient à mettre fin, sembla à certains déplacée. Un des vigiles américains veillant à la sécurité du site, alerté par des touristes incompréhensifs, leur demanda un peu de retenue.   — Ce n’est qu’un besoin impérieux de ressentir la vie dans toute cette tristesse… N’y voyez aucune trace d’irrespect, argua sa compatriote. — Je comprends, mais je vous demande juste un peu plus de discrétion.   Tandis que l’armoire à glace s’en allait, les deux amoureux se regardèrent, partagés entre la colère d’avoir été interrompus et la compréhension de la gêne occasionnée. Ils devaient faire vite car l’envie les reprenait déjà d’unir leurs lèvres.   — On ne va tout de même pas aller dans les toilettes… — Ce ne serait pas digne de cette rencontre romantique ! — Viens, suis-moi.   Elle l’entraîna tout au bout du cimetière où elle avait repéré dans l’épaisse enceinte d’arbres des ouvertures dont elle s’était interrogée sur l’utilité. Les personnes les plus proches, concentrées sur la visite ou le recueillement, ne semblèrent guère prêter d’attention à leur disparition dans le rideau végétal. Ils purent redonner toute la fougue à leur étreinte. Fiona dégrafa deux boutons de sa robe. D’un doigt elle en écarta les pans, dévoilant la dentelle noire d’un soutien-gorge. Elle se mordit la lèvre inférieure, invitant Julien à glisser ses mains sous le tissu noir. Une seule répondit à l’invitation. La gauche s’aventura dans la tignasse de feu ; à croire que Julien craignait qu’elle ne s’enfuie, ne lui échappe à la manière d’un rêve s’évanouissant au réveil.   Quand le jeu des langues devint insuffisant, les corps s’enlacèrent tel le lierre autour d’un tronc. Les jambes fléchirent, entraînant les deux amants sur le gazon. Fiona remonta sa robe jusqu’à la taille, se débarrassa sans tarder du sous-vêtement en dentelle devenu indésirable. Elle accueillit Julien, sentit le vit battre en elle. Elle le laissa planter sa pagaie qui les propulsait sur ses flots où elle l’avait embarqué pour cette croisière siamoise.   Fiona espéra que, sous son dos, dans cette terre où reposait son ancêtre, se transmettraient des ondes chaleureuses et bienveillantes. Tout à leur affaire, ils ne se doutèrent à aucun moment qu’on puisse les observer. Jusqu’à ce qu’un bruit de pas n’alerte Julien. Ils roulèrent enlacés sous l’abri d’un touffu buisson. Il escompta la manœuvre suffisante à les soustraire à la vue d’un touriste égaré dans la contemplation des espèces végétales. Une irrépressible envie de rire monta en Fiona. Elle colla son visage contre le torse de son amant, pria pour que ce corps qui la dominait étouffe avec efficacité les décibels prêts à s’échapper. Cette proximité incongrue accrut son désir. Il lui sembla en être de même pour Julien dont les coups de reins avaient gagné en véhémence. Elle lui mordit l’épaule lorsqu’elle le sentit se répandre en elle.     
**
  
   Bertrand suivit ce jeune couple qui venait de se former. Il les avait vus entrer sous le couvert des arbres ; l’activité qui les y amenait ne faisait aucun doute. Tout ce qui se passait autour d’eux leur était indifférent. Quelques pas les séparaient de lui, mais à aucun moment ils ne s’inquiétèrent de cette ombre dans leur dos. Ils n’avaient de toute manière rien à craindre : il ne souhaitait que les écouter, les regarder. Supputant que leur rencontre avait à voir avec le site, il ne désirait qu’en avoir confirmation car il devinait dans leur histoire un beau prétexte à draguer des jeunes filles que le chagrin – ou l’émotion – rendrait plus réceptives à ses approches. Rien à voir avec son physique ou son aptitude à aborder la gent féminine ; il considérait ce lieu comme un bon vivier, présentant l’avantage de multiplier les possibilités de rencontres sans lendemains. Sans compter que chacune d’elles avaient peu de chances de se croiser.   Le jeune couple coupa par les champs pour rejoindre la plage qu’ils longèrent jusqu’à une terrasse où ils pourraient siroter une boisson les yeux dans les yeux. Ils ne prirent pas plus garde à Bertrand qui ne prêta pas plus d’attention à la silhouette qui le suivait. Bertrand s’installa à la table d’à côté, fit mine de s’intéresser aux messages sur son téléphone. Il était tout ouïe. Parmi les œillades, les mains serrées sur la table, ils évoquèrent leur étrange rencontre, confortant la théorie de Bertrand. Aucun des trois ne vit passer entre les tables en bois vernis celle qui resta une silhouette. Seule une brève vague de froid circula, les faisant frissonner quelques secondes.   Une femme aborda Bertrand ; il peina à évaluer son âge, même avec une large approximation. À l’opposé, un évident accent indiquait son pays d’origine. L’occasion de mettre sa théorie à l’épreuve se présentait. Puisqu’il était seul à cette table, elle pouvait s’y installer, comme elle en demandait la permission. Il se proposa de lui offrir un verre. C’était bien le moins qu’il puisse faire en remerciement pour tous ces hommes venus délivrer son pays. Elle accepta avec un grand sourire. La femme aux longs cheveux bruns semblait avoir subi dans les minutes précédentes l’assaut d’une bourrasque qui lui donnait un air sauvage. Bertrand tentait encore de se faire une idée de l’âge de son interlocutrice. Elle devait avoir la quarantaine. Une dureté dans son regard orientait à la hausse cette estimation tandis que son sourire et sa chevelure contredisaient cette impression.    Fiona frissonna. Le temps était pourtant toujours au beau fixe. Elle proposa une balade sur la plage ; marcher la réchaufferait. Bertrand, soulagé de les voir s’éloigner, pourrait tenter une approche plus directe avec cette femme qui lui tenait compagnie. Le couple fraîchement formé ne serait pas témoin de son emprunt éhonté.   Martha écouta cérémonieusement le jeune homme qui montrait avec trop d’évidence où il voulait en venir. Elle ne le montra pas mais elle en fut presque amusée. Elle joua avec lui, même si l’émotion qu’elle y mettait n’était pas feinte. Elle avoua avoir avec ce cimetière une relation particulière. Elle n’en donna pas plus d’explication, se gardant bien de préciser qui de ses proches était couché dans la terre à quelques centaines de mètres. Afin de s’assurer de parvenir à ses fins, Bertrand en rajouta sur l’émotion qui le bouleversait.    — Si je le pouvais, j’aimerais pouvoir faire quelque chose pour sauver une de ces vies sacrifiées…   Il continua, mais cette phrase résonnait dans l’esprit de Martha, cherchant par quel moyen elle pourrait mettre Bertrand à l’épreuve. Elle eut l’oreille distraite, acquiesçant avec nonchalance d’un hochement de la tête qu’elle veilla à ne pas rendre trop régulier. Quand elle estima que la mascarade avait assez duré, elle posa une main sur l’avant-bras de l’importun. Bertrand trouva sa peau froide.   — Que dirais-tu d’aller nous allonger sous les arbres ? Nous serions à l’abri des regards pour tenter de redonner un peu de vie à quelqu’un…   Constatant l’efficacité de sa stratégie, Bertrand se contint d’exploser de joie. Il leva son verre, le vida d’un trait comme pour trinquer à sa première victime, espérant la liste de celles à venir encore longue.   Ils longèrent la plage. Le sable humide se tassait sous leurs pas. Une bise fraîche s’était levée bien qu’aucun nuage ne perturbât l’azur. Plus loin, la falaise se transformait en une pente raide et herbeuse où des buissons épars poussaient sans toutefois pouvoir offrir un véritable couvert pour leurs ébats. Ils grimpèrent l’escarpement avec précaution pour ne pas glisser. Une anfractuosité déformait le versant, abritant une végétation qui, ainsi protégée, s’était développée. L’endroit idéal. La marée basse avait attiré avec elle les rares baigneurs à profiter encore de cette belle journée.   Martha embrassa Bertrand. Elle lui fit signe de s’allonger ; il ne se fit pas prier. Il fut amusé par sa requête. Elle souhaita qu’il garde les yeux fermés tant qu’elle ne lui ordonnerait pas de les rouvrir. Il songea que malgré la facilité avec laquelle elle s’était laissée convaincre, Martha avait un reste de pudeur au moment de se déshabiller devant un parfait inconnu. Il trouvait cela touchant. Il accéda donc à sa demande avec d’autant moins de réticence que ce soupçon de timidité accroissait le plaisir qu’il prendrait à la sauter.   Tandis qu’il fermait les yeux, elle entonna une mélopée. Il était à deux doigts de céder à la curiosité. Quelle surprise lui préparerait-elle ? Elle se pencha sur lui, souffla sur son visage, l’invitant à imaginer le vent du large. Elle souffla encore et encore…   — Hey, tu n’es pas obligé de me cracher dessus pour simuler la pluie !   Il n’obtint pas de réponse, pas de réaction.   — Martha !   Toujours rien. Il ouvrit les yeux.     
****
  
   Le vent soufflait. La pluie fouettait son visage. Il ne pleuvait pas. La barge cinglant vers la plage soulevait des trombes d’eau sur une mer agitée. Le bruit assourdissant des moteurs couvrait celui des embarcations heurtant les vagues. Tout autour de lui des hommes, tête basse et silencieux, ne prêtaient aucune attention à lui. Ils étaient tous en uniforme. Même lui. Que foutait-il là ? Quelques instants auparavant, Bertrand était allongé, prêt à forniquer. Martha l’avait-elle si profondément endormi qu’il rêvait déjà ? L’odeur de la mer était pourtant bien prégnante. Ce n’était tout compte fait pas une preuve puisqu’ils étaient au pied de la falaise. Mais le vent, les embruns, tout était bien trop réel pour être un rêve. La sensation de roulis, l’odeur du vomi, il ne les imaginait pas. Il ne put dire si le dégueulis répondait au mal de mer ou si la cause était autre. Autre ? La trouille. Il commençait à la ressentir. Doublement ! Il ne se trouvait pas à l’endroit où il était censé être, et celui-ci ne serait pas une sinécure.   Comprenant la situation, il se mit à trembler. Il tenta de raisonner, mais les circonstances n’avaient rien de raisonnable. Il leva la tête, regarda le ciel dans une tentative de prière de non-croyant. Son regard se heurta aux nuages bas. Une pluie fine commençait à tomber, puis ce fut une pluie dense de balles qui sifflèrent. Les rampes de la barge s’abaissèrent et la boucherie commença.   Bertrand se trouvait dans les derniers rangs. Il vit les corps s’entasser, formant un mur qui le sauverait peut-être. Attendre que la mitrailleuse pointe sur une autre barge. Le vacarme continua, une éternité, quelques minutes. L’orage de métal tourna. Le soldat derrière l’arme fatale avait jugé que toute vie avait cessé dans cette embarcation, qu’il pouvait en vider une autre. Bertrand piétina les corps salvateurs. L’eau lui arriva à la taille. Il avait cent fois le temps de prendre une balle avant de parvenir à la plage. Il foula enfin le sable. Il s’allongea à l’abri ridicule d’un cheval de frise, le temps de reprendre son souffle.   Il observa tout autour de lui. La plage était jonchée de cadavres. Devait-il foncer tout droit ou progresser par étapes, ramper entre les corps ? Qui lui avait dit que la ligne droite menant d’un point A à un point B n’était jamais la meilleure solution ? Deux soldats stoppés dans leur course désespérée étaient retombés sur un cheval de frise, offrant une meilleure planque. Les balles traverseraient leurs chairs sans résistance, mais il ferait une cible moins évidente. Bien sûr, tout était relatif. Vu la cadence de tir, les Allemands pouvaient balancer des dizaines de pruneaux, tirer dans le tas et finir par le toucher. Trois balles sifflèrent lorsqu’il se rua derrière son objectif. Un déluge s’abattit autour de lui. Un projectile ripa sur le casque d’un des soldats qui le masquait. Se faire oublier. Prier pour que la poutre de métal suffise à détourner les tirs.   Bertrand reprit sa course en avant. Vingt mètres tout au plus le séparaient du pied de la butte. Il reconnut l’escarpement. C’était là qu’il s’était allongé, qu’il avait fermé les yeux comme Martha le lui avait demandé. Quel rôle jouait-elle là dedans, si elle en jouait un ? Il était tétanisé. S’il devait sa présence ici à Martha, il savait qu’il mourrait à l’endroit même où elle l’avait fait coucher. Éviter cette entaille dans cette fichue pente conjurerait le sort. S’il la contournait par la droite, il échapperait à l’attention des Boches. Pas sûr que ce soit un angle mort entre les deux blockhaus, mais c’était une chance à tenter.    Bertrand s’élança dans la côte. Il regretta vite d’avoir délaissé le sport. Il soufflait, manquait d’air. En temps normal il se serait arrêté là pour marquer une pause. Il n’avait pas ce luxe. Il jeta un coup d’œil en arrière, ne laissa pas son regard s’éterniser sur la plage : le charnier lui aurait scié les jambes. Il ne voulait que s’assurer d’avoir dépassé l’anfractuosité où Martha l’avait entraîné. Il reprit l’assaut de la pente. Du coin de l’œil il aperçut deux soldats courant dans sa direction en haut de la falaise.    — Merde, merde ! Comment se sert-on d’un fusil ?    Tous ceux qui participaient au débarquement avaient suivi un entraînement, mais lui avait accosté comme un cheveu sur la soupe. Il ne devait sa survie jusqu’ici qu’à une dose de chance effrontée. Mais s’il ne comprenait pas par quel artifice il était plongé au cœur de l’Histoire, il en était maintenant convaincu : c’était pour mourir. N’avait-il pas dit lui-même : Si je le pouvais, j’aimerais pouvoir faire quelque chose pour sauver une de ces vies sacrifiées ? Quel con il faisait ! Tout ça pour une partie de jambes en l’air… Quelle ironie du sort !   Il leva les mains en l’air. Que pouvait-il faire d’autre ? Les Allemands éclatèrent de rire. Il entendit une détonation. Il n’eut pas le temps d’avoir mal. Bertrand s’écroula. Ses genoux touchèrent le sol en premier. Son corps pencha sur la droite puis roula dans la pente, jusqu’à cette entaille qu’il avait évitée avec soin. Il entendit une lointaine mélopée. Martha. Penchée sur lui. Que faisait-elle ici ?    Il agonisait dans ce trou depuis des heures. Le débarquement avait réussi. C’était l’heure de panser les blessés, d’enterrer les morts. Bertrand était entre les deux. Il finirait par succomber, comme Shane des décennies auparavant. Shane, le chéri de Martha. Elle s’était engagée comme infirmière pour le suivre au plus près. Quand Shane s’était éteint, elle avait erré comme une âme en peine. La guerre terminée, elle n’était pas retournée dans son pays natal. Les liens avec les siens furent rompus peu à peu. Personne ne sut ce qu’elle devint, quand elle mourut ou si elle survécut. Certains parlaient d’une âme qui errait sur la plage. Sur la grève, sa voix lugubre résonnait dans la brume du matin. Les témoins étaient rares ; peu de monde fréquentait l’endroit au petit jour. Au fil des années on oublia.     
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   Julien ne put envisager de se séparer de Fiona qui ne pouvait se résoudre à retourner seule chez elle. Il décida de suivre Fiona aux États-Unis. Elle resterait en France jusqu’à l’octroi d’un visa par l’ambassade. Après, advienne que pourra… La veille de leur départ, ils firent une dernière visite au cimetière qui les avait réunis, comme un pèlerinage. Une vieille dame et son mari qu’elle poussait dans un fauteuil roulant étaient installés à l’endroit où ils avaient échangé leurs premiers mots. La vieille dame, remarquant leur présence, leur fit signe de la rejoindre.   — Cet endroit vous appartient, jeunes gens. Nous vous cédons la place, mon mari et moi. Mais auparavant, laissez-moi vous remercier pour avoir restitué un peu de vie à ces lieux. Grâce à vous j’ai pu retrouver Shane, mon amour de toujours. — Allons, Martha, laisse donc ce jeune couple tranquille avec tes sornettes…
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