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La Muse

Chapitre 14

Hétéro
La vengeance
La nuit qui suivit fut agitée. Ma tête était envahie par mes pensées, mes crises de conscience, mes interrogations ; je me perdais. Jusqu’où cela m’emmènerait-il ? N’allais-je pas faire une bêtise ? Maman ! Il fallait que je lui demande ; je l’appellerai le lendemain. Tout compte fait, je ne l’ai pas appelée : j’ai décidé seule.
 Le lendemain était un dimanche, et le dimanche, pour servir au bistrot, je mettais une tenue sexy : minijupe, chemisier blanc, dessous noir et escarpins à talons courts. Comme tous les dimanches, monsieur Georges venait prendre son petit déjeuner, et souvent le dimanche Cécile passait avec son copain et parfois quelques amis pour prendre l’apéro accompagné d’une planche de charcuteries.
Monsieur Georges était arrivé plus tard que d’habitude, pimpant, impeccablement habillé, l’œil pétillant et le sourire aux lèvres, un paquet sous le bras : à la forme, c’était un tableau emballé dans du papier kraft. Comme à l’accoutumée, je l’accueillis et l’accompagnai à sa table habituelle.
— Bonjour, Jennifer. Bien dormi ?— Bonjour, Monsieur Georges. Non, j’ai mal dormi.— Des soucis ?— Non : des interrogations.— Ah ! Tu n’en vois désolé. On peut se faire la bise ?— D’accord.
Pour la première fois il me faisait la bise, sous les yeux écarquillés de Francis.
— Comme d’habitude, café croissant ?— Et une chocolatine, s’il te plaît : j’ai faim.— Très bien, Monsieur Georges.
D’autres clients étaient arrivés en terrasse. J’en profitai pour prendre les commandes ; une fois en salle, j’interpellai Francis :
— Francis ! Un café, un croissant et une chocolatine pour monsieur Georges. Pour la cinq : deux cafés, un café-crème, un grand chocolat, un jus d’orange et cinq croissants. Pour la deux : deux petits déjeuners complets. Merci.

Derrière le bar, c’était la valse des tasses ; les préparations s’enchaînaient. Le temps de débarrasser deux tables, le café de monsieur Georges était prêt. Je le lui apportai.
— Merci. Quand tu auras un moment, tu pourras venir me voir ?— Oui, dans deux minutes.
Je continuai mon service et retournai voir monsieur Georges qui me tendit le paquet.
— Merci ; c’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ?— Vas-y, ouvre.
Je me doutais que c’était le tableau de la veille et, effectivement, c’était bien moi. Il l’avait terminé, fait les ombres. Il m’avait fait un regard espiègle et un sourire coquin. En bas, sa signature.
— Il te plaît ? Je ne lui ai pas donné de nom, je ne sais pas quoi mettre.
Instantanément, je sus quoi mettre.
— Vous avez un fusain ?
Il m’en tendit un, et sur le bas du tableau, au dessous de sa signature et avec ma plus belle écriture, j’inscrivis ceci : « Jennifer, ma Muse » et lui tendis le tableau.
— Monsieur Georges, ce nom vous convient-il ? lui demandai-je en lui rendant le tableau.
Il regarda le bas, me regarda à nouveau, posa le tableau sur une chaise et se leva en me tendant les bras ; je ne pouvais refuser cet appel. Il m’a serrée très fort dans ses bras ; cette étreinte était délicieuse.
— Merci, merci beaucoup, Jennifer.
Une fois de plus il m’avait touchée, et cette attirance indéfinissable pour lui était revenue. Lorsqu’il m’avait serrée dans ses bras, je me suis sentie comme prisonnière, totalement à sa merci.Francis me demanda ce que j’allais faire du tableau, et quand je lui répondis qu’il serait bien dans ma chambre, il me suggéra de l’exposer dans la salle du bar.
— Tu es fou ! Je ne vais pas rester les miches à l’air devant les clients !— Jen, c’est de l’art. Tu sais, si tu veux qu’on te remarque, il n’y a pas meilleur endroit. Et puis montrer tes miches – fort jolies d’ailleurs – il va falloir que tu les montres, et le reste aussi. Alors autant commencer maintenant, non ?— Tu as raison, Francis ; accroche-le au meilleur endroit.
Le succès fut presque immédiat. Les habitués remarquèrent dès qu’ils entraient dans le bar que j’étais accrochée au mur ; il est vrai que la réalisation était très réussie. Quand Francis s’aperçut que des clients prenaient le tableau en photo, il scotcha au mur une affiche : « Par respect pour l’artiste, merci de ne pas prendre de photos. Vous pouvez demander au bar pour en obtenir une copie. » J’appris beaucoup plus tard que Francis en avait fait tirer des lithographies qui étaient vendues ; monsieur Georges lui avait demandé de mettre l’argent sur un compte à mon nom.
Dans l’après-midi, Cécile, Bruno et un couple d’amis à eux sont venus boire un pot. Comme il faisait beau, ils s’installèrent en terrasse. Cécile m’interpela :
— Jen !
Après un coucou et la bise, elle me dit :
— J’ai un truc à te dire ; attends, je reviens et je t’en parle.
Elle disparut aux toilettes et, le temps de servir trois tables, elle revint.
— Jen, dis-moi, c’est toi sur le tableau dans la salle ?— Oui, pourquoi ? Il n’est pas beau ?— Pas beau ? Tu plaisantes : il est magnifique ! C’est qui qui a fait ça ? Hé, allez voir dans la salle à droite. Dès que Bruno et ses amis furent partis m’admirer, je la mis au courant :
— Oui, j’ai rencontré un artiste et il m’a proposé de faire le dessin.— Mais dis-moi, « Jennifer, ma Muse », c’est toi aussi. Il t’a demandé ça ? Et tu as accepté ?— Oui, pourquoi ?— Bah, c’est un peu « space » d’être une muse ; tu sais en quoi cela consiste au moins ?— Écoute-moi, je sais ce que c’est, et je sais aussi où je vais ; je ne suis plus une gamine, maman !— Ne te fâche pas ; je disais cela pour toi, c’est tout. Et je suis vachement contente pour toi ; si c’est ce que tu veux, tu vas t’éclater. Au fait, je suis venue car j’ai une bonne nouvelle.— Ah oui, t’as gagné au loto ?— Non : Caro est passée au salon. Elle a rendez-vous demain, entre midi et deux, pour son soin gratos. Tu es de repos ?— Oui, cool, je vais m’occuper d’elle…— Ne la bousille pas ; elle n’y est peut-être pour rien. Elle n’a l’air pas bien méchant ; un peu paumée, peut-être.— OK pour demain midi : je serai là.— Comme prévu, je la branche sur un massage et ensuite tu te débrouilles ?— Oui, on fait comme ça. Vous prenez quelque chose à boire ? J’ai mon salaire à assumer, moi !
Le lendemain midi au salon, à midi pile, Caro poussait la porte du salon. Je m’étais planquée en observation derrière un rideau, ainsi je pouvais tout voir et tout entendre. Cécile accueillit notre proie:
— Bonjour, Caro.— Bonjour, euh… Céline ?— Non, Cécile. Céline, c’est ma collègue. Bien, installez-vous là pour votre manucure.— Hum, ça fait un peu… genre… DoubleC. Euh, pardon, c’est nul : c’est tout moi, ça, gaffeuse.— Mais non ; au contraire, c’est rigolo.
Caro s’installa et Cécile, en bonne commerciale, commença les soins en faisant parler sa cliente sur ses goûts ; avec une habileté déconcertante, elle était en train de faire déballer à Caro sa vie privée. Ça donnait ça :
— Caro, on se dit « tu », c’est mieux.— Pas de souci pour moi, OK.— C’est ton petit copain qui va être ravi ! Enfin, si tu en as un.— Oui, oui, j’en ai un, mais… il est jaloux, et quand il va voir le vernis, il va me faire une scène.— Eh bien dis donc… Si je te fais un bon-cadeau tamponné, ça va aller ? Et il s’appelle comment, ce jaloux ?— Merci pour le bon ; il s’appelle Rémi, voilà.
J’entendais tout, et ce qu’elle disait correspondait bien au Rémi que j’ai connu. Cécile enchaîna :
— Tu as l’air stressé. Si tu veux, j’ai une cliente qui a annulé un massage relaxant ; ça te dit ? Cela va te faire du bien ; ne t’inquiète pas, il est payé.— Je veux bien ; c’est possible ?— Attends, j’appelle Céline. Céline ! hurla Cécile.— J’arrive ! répondis-je.
Pour notre plan, j’avais pris le prénom de Céline pour éviter les soupçons. Je fis mon entrée. Cette Caro m’était totalement inconnue.
— Oui, que veux-tu ?— Tu pourrais lui faire le massage que madame Durand avait réservé ? Elle l’a annulé.— Pas de problème. Tu la fais se préparer et tu me l’amènes, salle du fond. Je lui fais le même ? Normalement, celui-ci se fait entièrement nue ; cela ne vous pose pas de problème, Mademoiselle ?— Toute nue ? Euh… c’est d’accord.— Alors on y va.
Pendant qu’elles se préparaient, j’avais enfilé une blouse sans rien dessous ; elles firent leur entrée dans la salle de massage et je pus découvrir le corps de ma rivale qui était semblable au mien ; la seule différence, elle n’était pas blonde. Je la fis s’allonger sur la table et entamai un doux massage. J’étais en train de donner du plaisir à cette espèce de salope ; la colère montait. D’un bond, je montai sur la table et m’installai à califourchon sur ses jambes ; elle sursauta :
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Je lui caressai les joues et mis mes mains autour de son cou.
— Je vais te faire un body massage ou je t’étrangle, au choix.
Tout en parlant, je serrais mes mains. D’une voix étranglée, elle me dit :
— Tu es folle ! Tu me fais mal ! Mais pourquoi tu fais ça ?— Caro, je ne m’appelle pas Céline mais Jennifer. Ça te parle comme prénom ?— Oui… tu… tu es l’ex de Rémi ? Mais pourquoi tu veux me faire du mal ? Je n’ai rien fait, moi.— Tu n’as rien fait… Tu te fous de moi ! Tu me piques mon mec et tu n’as rien fait ? On est en plein délire… Putain, mais je vais t’étrangler, salope !
Là, j’étais vraiment en colère. Je lui ai envoyé une gifle, elle a crié. Cécile est arrivée comme une furie :
— Jen ! Arrête ! Laisse-la s’expliquer au moins. Descends !
Une magistrale paire de claques venait de me remettre les idées en place.

[À suivre]
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