Tout cela semblait si irréel, et pourtant c’était ce qui se produisait. Affronter dix fantômes n’étaient déjà pas commun, alors affronter dix fantômes de partenaires décédés durant le jeu était à la limite de l’absurde. Secoya était-il si sadique ? Ayaka et moi, totalement immobiles, ne pouvions supporter les regards des êtres fantomatiques nous faisant face. Contrairement aux idées reçues, ces fantômes n’étaient pas d’un blanc pur, mais ils avaient l’apparence d’humains ordinaires. En revanche, leurs yeux étaient parfaitement blancs ; ils en possédaient aucune iris. Leur teint était pâle, et je pouvais aisément supposer que leurs corps fussent glaciaux. Bien qu’Ayaka et moi ressentissions un intense mal-être devant cette scène atroce, cela était bien pire pour les six joueurs composant le groupe de Loser. Après tout, il s’agissait de leurs compagnons de voyage ; pour nous, il ne s’agissait que de vagues connaissances. Je me mis alors à m’imaginer le cadavre d’un être que je tenais à cœur, puis la vision de ce cadavre, debout devant moi, me fixant avec des yeux vides me fit frissonner d’effroi. Je ne pouvais contrôler mon corps ; je tremblai ardemment. Ayaka, terrifiée, fit un pas en arrière ; elle trébucha et tomba à la renverse. Je manquai de peu de la rattraper. Elle se releva en un éclair pour s’éloigner plus encore des fantômes qui, quant à eux, se mouvaient dans notre direction. -Secoya ! hurla Loser d’une voix tremblante. Tu vas payer pour cette merde ! Il ferma les yeux et les poings dans l’espoir de se donner du courage, puis il décrocha l’une des Pokéball pendant à sa ceinture. -Nous n’avons pas le choix, poursuivit-il d’une voix faible et monocorde. Il va falloir les affronter. Lorsque Loser termina sa phrase, des frissons me parcourent de la tête aux pieds. Vaincre les bêta-testeurs décédés, telle était la prochain étape du jeu. En me rendant à l’évidence, un goût amer me brûla la gorge ; je toussai en me penchant en avant. Tandis que je n’allais pas mieux, je sentis un léger flot de bile remonter le long de ma gorge. Lorsque je le crachais, quelques larmes se formèrent dans les coins de mes yeux. Ayaka, quant à elle, demeurait parfaitement immobile. Non pas qu’elle fît preuve d’un courage sans norme, au contraire, elle était totalement pétrifiée. Ses yeux tremblaient dans leurs orbites tandis que les spectres avançaient vers nous. -Je ne veux pas !!! hurla MissMalice, quelques mètres à ma droite. Personne ne le voulait. Mais personne n’avait le choix. Je me redressai lentement en respirant par à-coups. Lorsque je parvins à revenir en position horizontale, l’un des dix spectres me faisait face. Il ne me fallut que très peu de temps pour reconnaître mon adversaire : son crâne chauve, sa corpulence, son tee-shirt blanc sur lequel une imposante tache de sang attirait l’œil. J’allais devoir affronter Pika-sama. -Il faut en plus que t’en rajoutes, sale enfoiré, hurlai-je intérieurement. J’allais devoir me battre contre le joueur qui avait trouvé la mort par ma faute. Je tournai la tête de tous les côtés et repérai rapidement qu’Ayaka allait se battre contre le joueur autrefois nommé M.A.nuel, celui s’étant noyé suite à l’accident de l’Océane. MissMalice, quant à elle, affrontait CowBoy77, la première victime du jeu. Detsuky, quant à lui, affrontait Tiranik, un joueur que je ne connaissais pratiquement pas. Tandis que je regardais mes équipiers immobiles, les fantômes lancèrent tous une Pokéball, de la même couleur que les nôtres. Je me concentrai alors sur le Roucarnage étant apparu en face de moi. -Courage, tu peux le faire ! m’encourageai-je afin d’oublier ma peur. Non sans être victime de tremblements, je parvins à envoyer Raichu au combat. Deux coups de Tonnerre eurent raison du Pokémon adverse qui retourna dans sa Pokéball. Ce fut alors un Grolem qui entra sur le terrain. -N’aie pas peur, me répétai-je. Ce n’est pas le vrai Pika-sama, c’est juste un fantôme. Tu n’es pas en train de te battre contre l’un des joueurs. Chaque seconde qui s’écoulait semblait s’étirer tant la situation était atroce. Mon estomac me brûlait continuellement, si bien que je peinais à respirer correctement. Posant une main contre mon torse, je parvins à faire revenir Raichu dans sa Pokéball pour envoyer Rafflésia sur le terrain. Ce dernier reçut l’attaque Ampleur, qui frappa au niveau 7. Mon Pokémon perdit quarante pourcents de sa santé maximale. Néanmoins, il les récupéra grâce à l’attaque Giga-Sangsue qui mit Grolem au tapis d’un unique coup. Il ne restait plus alors qu’un ultime Pokémon à mon opposant fantomatique. Bientôt, ce fut un Raichu qui entra sur le terrain. Sans réfléchir, j’utilisai Vampigraine, puis Poudre Toxik. Quelques tours plus tard, Raichu fut envoyé au tapis ; j’avais gagné le combat.
-C’est terminé, soufflai-je en inspirant une grande bouffée d’air. Si seulement cela avait pu se terminer si rapidement. Lorsque je rouvris les yeux, je vis que, en plus du fantôme de Pika-Sama, celui d’un membre de la team Rocket était apparu. -Putain, me dites-pas qu’il y en a un deuxième ! jurai-je à haute voix. Personne ne sembla m’avoir entendu. Après tout, les bêta-testeurs étaient focalisés sur les combats qu’ils avaient à mener. Je me préparai à affronter ce second adversaire avant de me rendre compte que j’avais faux sur toute la ligne : le sbire de la team Rocket avait sorti une arme pour la pointer sur Pika-sama. Comprenant ce que manigançait Secoya, je fermai immédiatement les yeux afin de ne pas assister derechef à la mort de notre ancien compagnon de voyage. Je décidai d’attendre deux minutes avant de les rouvrir ; le fantôme de Pika-sama avait disparu. Je l’avais échappé belle. En regardant de tous les côtés, je m’aperçus que j’étais le premier à avoir terminé mon combat. Ayaka conclut le sien quelques secondes plus tard. Avant même qu’elle n’eût à se rendre compte de ce qui risquait de se produire, je bondis sur elle pour la prendre dans mes bras. Elle cria de peur lorsque ma main la toucha, puis elle se lova contre moi lorsqu’elle me reconnut. -Désolé de t’avoir fait peur, lui murmurai-je en caressant son dos de la paume de ma main. Il fallait à tout prix que je t’empêche de voir la suite.-Quelle suite ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.-Secoya comptait nous faire revivre leurs morts à travers leurs fantômes, lui expliquai-je rapidement. À peine eus-je achevé ma phrase que ma petite-amie intensifia son étreinte. Je l’entendis alors sangloter. -Quelle putain d’enflure, lâcha-t-elle fébrilement. Je n’ajoutai rien. Nous restâmes ainsi, dans les bras de l’autre, pendant encore une minute. Lorsque nous nous séparâmes, le fantôme de M.A.nuel avait disparu. Nous n’eûmes plus qu’à attendre que les huit autres bêta-testeurs terminassent de se battre. Nous reculâmes pour nous adosser au mur derrière nous, à côté du vieux PNJ que nous étions venus sauver.
Quelques minutes plus tard, neuf des dix bêta-testeurs encore en vie avaient terminé leurs combats. Les fantômes ayant été relativement simples à vaincre, c’était surtout sur le plan psychologique que l’épreuve de la tour Lavanville était complexe. Tandis que tous les bêta-testeurs nous rejoignîmes, Ayaka et moi, nous regardâmes le dernier combat : Detsuky contre Tiranik. Il ne restait qu’un dernier Pokémon au spectre, un Ectoplasma, dont les PV étaient à moins de dix pourcents. De son côté, Detsuky avait encore trois Pokémon en état de se battre. Et pourtant, Detsuky ne parvenait pas à conclure ce match. Il demeurait immobile, une Pokéball en main, tandis que ses yeux étaient rivés sur le fantôme du bêta-testeur décédé. -Je ne peux pas, murmura-t-il. Bientôt, ses jambes se dérobèrent sous lui ; il se retrouva à genoux, les bras tendus le long de son corps. -Je ne peux pas !!! hurla-t-il en basculant en avant. Désormais à quatre pattes sur le sol, des larmes commencèrent à couler le long de ses joues. Ses lunettes noires tombèrent au sol sans qu’aucun verre ne se fêlât. De notre côté, nous ne pouvions que regarder notre camarade en pleine détresse. Nous voulûmes tous nous diriger vers lui afin de l’encourager, mais nous doutâmes tous de l’efficacité de cette option. Toutefois, MissMalice se dirigea vers le bêta-testeur à terre. D’un pas lent et résonnant à travers la grande salle vide et brumeuse dans laquelle nous étions entassés, elle rejoignit Detsuky avant d’aider son ami à se relever. Ce dernier, suite à quelques efforts fournis par la jeune femme, fut bientôt sur pieds. Toutefois, ses larmes n’avaient pas cessé de couler. -Il était important pour toi ? lui demanda-t-elle d’une voix douce.-C’est... C’était mon frère, se corrigea-t-il. En entendant cela, MissMalice se mordit la lèvre inférieure en enlaçant son ami. -Je suis désolée, poursuivit-elle. Mais si tu veux pouvoir venger sa mort, il va falloir achever ce combat.-Je crois que je préfère perdre plutôt que de le voir mourir une deuxième fois, articula-t-il entre deux larmes. -Et tu crois que c’est ce qu’il voudrait que tu fasses ? Tu penses que ton frère voudrait te voir abandonner comme ça ? MissMalice prit une faible inspiration avant de reprendre son discours. -Je pense, poursuivit-elle, qu’il préférerait que tu continues à te battre. Pour toi. Pour lui aussi. Bats-toi pour vous deux. Bats-toi et échappe-toi de ce jeu. Je pense que c’est ce que ton frère voudrait. MissMalice se tut. Elle ferma les yeux non sans libérer son ami de l’étreinte de ses bras féminins. -Je sais, tout ça, articula péniblement Detsuky. Mais je ne pense pas avoir la force de continuer. Pas après cette tour. Je préfère mourir. Au moins, tout prendra fin. Lorsque Detsuky acheva sa phrase, MissMalice éclata en sanglot. Elle posa sa tête contre l’épaule de son ami en intensifiant son étreinte. -S’il te plaît, répondit-elle. Je ne veux pas te voir mourir. Ça va sûrement paraître égoïste, mais s’il te plaît, ne me laisse pas. Elle releva lentement son visage couvert de larmes, puis elle releva celui de son ami à l’aide de ses doigts. Puis, lentement, elle posa ses lèvres contre celles de Destuky. Pour les huit autres bêta-testeurs, le temps semblait s’écouler au ralenti tant la tension était palpable. Lorsque nous vîmes MissMalice embrasser Detsuky, nos cœurs firent un bond dans nos poitrines. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, Detsuky ferma les yeux et ferma les poings. -Alakazam, attaque Rafale Psy ! hurla-t-il.
Le vent caressait notre peau et les vagues chantaient à nos oreilles. Pourtant, malgré cela, nous étions incapables de sourire. Nous étions incapables d’oublier ce que nous avions vu dans la tour Lavanville. Quel était le sens de nous faire subir de tels traitements. Comment diable Secoya pouvait-il se montrer si cruel ? Pourtant, malgré toutes les questions nous taraudant le crâne, il fallait continuer. Nous ne pouvions rien faire, sinon continuer de nous battre. Après tout, abandonner, dans ce jeu, signifiait mourir. Ayaka et moi, assis sur le bord des pontons bordant la mer, à l’est de Lavanville, balancions nos jambes dans l’eau azurée. Nous ne parlions pas ; nous ne bougions pas. Cela faisait des heures que personne n’avait dit mot. Pas même lorsque, après avoir récupéré la PokéFlute offerte par le PNJ que nous eûmes sauvé dans la tour, nous avions réveillé puis affronté un Ronflex sauvage qu’Ayaka avait capturé. Nous avions également récupéré la Méga Canne auprès d’un pêcheur, quelques mètres au sud. Ayaka s’en était servi afin de capturer un Kokiyas. -Qu’est-ce qui nous attend encore ? demanda Ayaka en brisant le silence s’étant installé depuis trop longtemps. Je tournai la tête vers elle. Ses yeux, comme les miens, ne dégageaient plus les étincelles que dégageaient les yeux des personnes en vie. C’était comme si nous étions morts à l’intérieur. Après tout, comment ne pourrions-nous pas l’être ? Bien qu’il se fût agi de spectres, nous avions dû tuer nos anciens camarades. -Je n’ai pas envie de l’imaginer, répondis-je de façon monocorde. Je veux juste que tout s’arrête.-Nous le voulons tous, me répondit-elle. Mais c’est un luxe auquel nous n’avons pas encore droit. Suite à ce court échange, le silence régna derechef entre nous. Les autres bêta-testeurs, lorsque nous nous fûmes séparés à la sortie de la tour Lavanville, m’avaient tous semblé dans le même état. Bientôt, Ayaka et moi nous levâmes afin de reprendre notre route pour Parmanie, la ville de la cinquième arène. Lorsque nos jambes eurent quitté la magnifique eau du jeu mortel dans lequel nous étions tous prisonniers, nous entendîmes une voix aiguë résonner dans nos oreilles. Il me sembla reconnaître la voix de MissMalice. Nous nous approchâmes de l’origine de cette voix, puis, après quelques mètres, sur notre droite, nous les vîmes. MissMalice et Detsuky. Tous deux étaient nus. La jeune femme blonde, penchée en avant, prenait appui sur des arbres proches de la rive. Derrière elle, Detsuky allait et venait en elle tout lâchant de légers cris étouffés. Ayaka et moi nous regardâmes, et pour la première fois depuis ce qui nous sembla être une éternité, nous sourîmes. Au fond de nous, nous étions heureux de voir que ces deux jeunes gens pouvaient évacuer le stress et la pression accumulés depuis bientôt une semaine, lorsque CowBoy77, la première victime, fut tué. Ayaka et moi en étions totalement incapables. Tandis que Detsuky accélérait la fréquence de ses coups de rein venant claquer contre les fesses dénudées de sa partenaire, je fermai les yeux. Et si tout ceci n’était jamais arrivé ? Comment aurait-été ma vie sans cette immonde aventure ? Si, au départ, cette idée me plut, je me rappelai rapidement que, sans ce jeu, je n’aurais jamais fait la rencontre d’Ayaka. Je me détestai alors lorsque je pensais que ce jeu n’avait pas eu que du mauvais. Ce n’était pas spécialement faux en ce qui me concernait, mais cela était purement égoïste envers tous ceux ayant perdu la vie dans ce monde virtuel. -Nous devons continuer, dis-je simplement à Ayaka. Ayaka hocha la tête. Pour elle, pour moi, pour le nouveau couple s’étant formé dans la tour Lavanville, pour chacun des joueurs encore en vie à ce stade de l’aventure, il fallait que nous poursuivissions nos efforts. Je vous sortirai de cet enfer, promis-je intérieurement à Detsuky et MissMalice. Je serrai les poings ; Ayaka en fit autant. Sans doute pensait-elle aux mêmes choses que moi. Nous rebroussâmes chemin quelques secondes après que, dans un râle de plaisir intense, Detsuky et MissMalice atteignissent l’orgasme.