Je n’ai rien senti d’autre qu’un picotement au niveau de l’épaule. Puis malgré tous mes efforts, sous mon poids, mon corps se recroqueville, mes muscles refusent de répondre. Je roule sur le ventre alors que ma vue se trouble, que ce qui m’entoure devient flou. Le grand silence, celui des rêves d’une enfance heureuse, envahit mon cerveau et la glissade dans un abyme cotonneux est tout ce dont je me souviens. Mon réveil est douloureux, lent et nauséeux. Je ne connais pas l’endroit où je suis allongée sur un lit frais d’une paille blonde. Partout autour de ce lieu de hauts murs et là-haut, un minuscule carré d’où je devine le ciel. Je voudrais me redresser, mais mes muscles ne réagissent pas encore totalement à mes sollicitations. J’entends de l’autre côté de ce qui me retient prisonnière des aboiements. Des chiens, race hennie, race honteuse des esclaves. Petit à petit enfin, j’arrive à me remettre d’aplomb et je fais le tour de ce qui me sert de dortoir, de ce qui me force à rester ici également. Je vais d’un côté à l’autre, avec une sorte de rage au ventre. Qu’est-ce qui m’arrive vraiment ? Pourquoi suis-je toujours vivante ? J’ai cru mourir tout à l’heure ! Mais ne le suis-je pas déjà ? Cet enfermement n’a aucun sens. Et je tourne en longeant les murailles de ma prison. Une fois, dix fois, criant plus fort, plus haut mon désaccord. La lucarne tout au-dessus, laisse passer juste assez d’air pour que je respire. Le ciel s’assombrit dans ce carré que je ne peux atteindre. Je reste désormais assise sur mon derrière à regarder le noir d’une nuit venir manger peu à peu la surface visible de ma cellule. Les chiens ne se taisent donc jamais ? Même la nuit ils hurlent férocement ! Je sens comme une présence, pas très éloignée de moi. Ce qui se rapproche n’a rien de bien engageant pour moi, et je me resserre tout entière, roulant en boule prête à bondir — Bon ! Et bien tu t’es enfin réveillée. C’est bien ma belle. C’est l’heure de manger. Je reste loin de l’homme. Il sent mauvais. Il n’est pas entré dans ma prison, se contentant seulement de faire glisser de la nourriture par une autre lucarne découpée au milieu d’un mur. Ouverture trop petite pour que je puisse m’échapper. J’ai simplement enregistré le fait que par-là, il existe peut-être une porte de salut. L’odeur s’en va et les pas de son propriétaire également. Ce qu’il a laissé dans une gamelle argenté flaire bon. Pas question pourtant de m’approcher de cette saloperie. J’ai toujours, avant, fait en sorte d’éviter ce qui est arrivé. Je me suis efforcée de toujours me tenir à l’écart, préférant les sous-bois et les grands espaces. Alors comment m’ont-ils attrapé ? Et comment sortir d’ici ? Je dois, il faut absolument que je quitte cet endroit. À nouveau, je suis le périmètre qui délimite mon espace de vie. Pas de faille, pas la plus mince chance de m’échapper, je n’en découvre pas. Mon estomac fait du yoyo dans ma bedaine, mais je m’efforce de ne songer qu’aux lunes rondes des nuits de mon existence. Ces vastes plaines froides, la neige bien poudreuse dans laquelle mes traces étaient bien visibles. Puis ces attentes longues, ces jours de jeûne également. Et si l’assiette qui me fait de l’œil se trouve oubliée, son fumet lui a plus de peine à quitter mes narines. Je guette chaque bruit, prête à saisir la moindre occasion de filer à l’anglaise. Entre quatre murs si rapprochés, le temps parait s’allonger encore et encore. Une éternité avant que la lumière fasse fuir l’obscurité. Avec les lueurs d’un nouveau jour, d’autres bruits viennent se superposer à ceux plus diffus des heures noires. Un des murs face à moi semble d’un coup disparaitre. Remplacer par des barreaux et si la neige est bien encore présente, elle se trouve si inaccessible pour moi ! Oui, si proche et si lointaine, irréelle et d’une terne blancheur. Incroyable comme les choses que l’on aime peuvent vite devenir des objets de torture. Voir et ne pas pouvoir toucher, sentir, effleurer. C’est le pire cauchemar de ma vieille existence. Que me veulent-ils donc ces damnés qui m’ont capturé ? Le type qui passe et repasse dans mon champ de vision, il prend bien garde de ne pas être trop près. Il me rend folle, dingue de faire des aller et venues sans cesse, comme pour me narguer. Il est muni d’un bâton et il cogne sur les lignes verticales si serrées que je ne saurai jamais les traverser. Je m’apprête à lui sauter à la gorge alors que son arme frappe en cadence les barreaux de ma geôle. Puis je comprends que son unique but est de m’énerver. Je me recule donc dans le coin le plus éloigné de lui. Finalement seul mon mépris l’obligera à se découvrir peut-être. Un chien est arrivé, juste après que l’homme se soit rendu invisible. L’autre gueux a les babines pendantes, il bave, crocs sortis. Je pourrais moi également, gueuler comme lui, l’effrayer avec ma voix. Je m’en garde bien. Lui, je le remarque de suite, est un garçon, jeune belliqueux, ambitieux. Ça reste pourtant un esclave des pantins qui me laissent croupir dans mon cul de basse-fosse. Du reste son maître de retour le chasse d’un coup de pied aux fesses. Et en hurlant, l’imbécile file je ne sais où. Devant moi ; le gars cette fois est muni d’une longue badine et il tend le bras, faisant mine de m’en donner quelques coups. Il est encore méfiant, ne voulant sans doute pas mettre en danger ses muscles. Et sa baguette me frotte les côtes alors qu’il rit bêtement. Quelle gloire que celle de titiller une prisonnière ! Le courage est humain. Je ne serai jamais docile, et de cela il peut en être certain. Je tiendrai tête jusqu’au bout à mon bourreau ou à ses congénères.
— Allez, ma belle, viens donc un peu par ici. Tiens ! Il me lance de la nourriture, mais je suis plus fière que lui. Il peut toujours se brosser, s’il s’imagine que je vais bouffer ce qu’il m’envoie. Le cabot houspillé est aussi de retour, rampant comme une larve, mais gueule béante. Il a droit à une seconde ration de coups de pompe. — Fiche-moi le camp sale bestiole. Elle n’est pas pour toi. Encore heureux que je ne sois pas pour cette engeance, ce suppôt de Satan, ce crétin déshonorant. Et l’autre idiot qui revient à la charge. Cette fois son maître l’a attrapé par la marque de son esclavage, à savoir ce cuir qui lui entoure le cou. — Eh bien ! Puisque tu veux mordre, vas-y ! Allons ne te gêne pas ! Montre-moi ce que tu sais faire. Voyons ton courage mon beau… J’entrevois la main qui tourne et la porte qui s’entrebâille. Le brave toutou est projeté dans l’arène, avec moi. Je ne bronche pas. Mais je sais où est le passage, celui qui permet de sortir de ce guêpier. — Alors, mon chien, elle est à toi ! Si elle te plait, bouffe là, montre-lui qui a les couilles… Je me suis reculée vers le fond de la cage et le gaillard à quatre pattes n’ose pas vraiment venir au contact. Il est du genre pleutre. Je sais pourtant qu’il viendra, qu’exhorté par la voix rauque de son maître à un moment ou à un autre il va se lancer. Je ne me battrai que si le besoin s’en fait sentir. Pour l’heure je laisse l’avorton à quelques pas de moi. Il vocifère de plus belle et mon calme ne lui donne guère d’assurance. Eh bien, avance donc, si tu es si certain d’être le plus fort. Il ne te suffit pas de brailler. Et montrer tes crocs ne te donne pas l’avantage. Je suis là, muscles bandés et le chiot, parce que c’en est un c’est sûr, n’a pas la maîtrise de la situation. Il flaire, renifle, s’englue dans des sensations olfactives dont il ne connait encore que si peu de chose. J’ai là le dessus malgré les hurlements de colère de son patron. — Alors Rex, tu vas y aller oui ou non ? N’attends pas qu’elle te fasse mal. Tu vois bien qu’elle n’est qu’une femelle qui doit t’appartenir. Fais d’elle cette amie dont tu rêves, dont tu as envie. La bestiole redouble de fureur, sans pour cela avancer davantage. Courageuse, mais pas téméraire. Il aboie de loin, enfin pas d’assez près pour risquer quoi que ce soit. Et je me contente donc de garder mes distances avec ce cabot trop dingue. Nous avons fait trois tours de ce qui me sert de cour de promenade, de dortoir, de maison. Son chef, de l’autre côté du barreaudage, veut exciter encore plus son animal. — Tu vas te décider oui ou non ? Tu ne vas quand même pas tourner en rond toute la journée. Allez mon beau, montre à papa que tu en as une paire ! Rex, c’est bien ainsi que l’autre l’appelle ? Rex, hargneux ne vient pas au contact. Les poils de son pelage sont hérissés de partout, voulant par là me faire croire qu’il est bien plus imposant qu’en réalité. Mais il oublie que je sens sa trouille, que je m’en délecte également. Pas question de le laisser me sauter à la gorge. Et je m’efforce de me placer le plus possible dans l’axe de l’ouverture de cette arène qui nous réunit. Je dois me méfier surtout de la cravache de son maître. Du reste le bonhomme s’en sert pour cogner sur un barreau et le son vibre dans ma caboche. Mais le demi-fauve ne sait pas, plus quoi faire vraiment. Alors la main qui est libre chez le guignol de l’autre côté de la grille, se tend pour récupérer sa larve. — Sors de là, incapable. Pas foutu de te la faire. Viens ici, vilain chien ! Tu ne vois donc pas qu’elle te nargue ? Regarde ses yeux ! Ils sont pourtant, ils devraient pour toi être les plus beaux du monde. Je voulais te faire plaisir, bon sang. Ce n’est pas ainsi que l’on s’occupe d’une dame. L’ouverture s’entrouvre à nouveau. Cependant cette fois je suis entre elle et le toutou à son papa. Mais j’ai bien compris que pour passer, le couard devra sauter au-dessus de moi et je m’y oppose cette fois. Son chef ouvre légèrement plus, et c’est justement ce qui m’intéresse. Il a le bras tendu, et mes muscles sont plus souples. Reste l’autre qui hurle, canines sorties à deux mètres de mon cou. Encore quelques millimètres de gagnés sans que l’un ou l’autre de mes bourreaux se soucient de ce qui pourrait leur arriver. Mon corps est bandé comme l’arc d’un chasseur et je choisis avec minutie mon moment. L’instinct de survie est chevillé à mon âme, rendant mon corps pareil à une machine de guerre. Le bras est d’un coup entre mes propres crocs et ceux-ci se plantent dans le tissu qui entoure la viande. Je referme les mâchoires et la pression fait que l’homme a un sursaut. Son faux fauve tente de sauter sur moi, mais son boss m’offre un rempart de taille. Le corps du type qui tente de me faire lâcher prise est une fortification imprenable. Il est trop gras, pas assez souple et je tiens bon. Je ne décramponnerai plus le morceau, malgré les coups de sa baguette qui me frappent le dos. Ils m’ont rendue folle de rage. L’autre danse avec mon poids au bout de son membre. Le jeune chien n’y peut plus rien. Et lorsque j’estime qu’il est temps pour moi de filer, c’est bien ventre à terre que je décanille vers la forêt toute proche.
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J’ai retrouvé avec un plaisir infini le couvert d’un sous-bois ou la couche de neige est épaisse. Derrière moi, j’entends l’autre hurler, avec peut-être la truffe à ras du sol, pour suivre ma piste. Mais je sais comment déjouer toutes ses tentatives de me coller aux basques. Je vais, reviens, saute aussi avant de remonter le courant d’un torrent pas encore ou déjà dégelé. Et il me faut bien des ruses pour qu’en fait de gibier je devienne chasseur. Trop inexpérimenté, trop jeune, trop enthousiaste, le nommé Rex ne le sait pas encore, mais il va faire l’objet de mon courroux. Il doit payer pour avoir osé. Ici celui qui fait une erreur la paie cash. C’est la dure loi de la nature. Le long couloir de poudreuse qui me fait me retrouver derrière le chien, il l’a parcouru juste quelques secondes avant que je le piste. Il reste trop le nez attaché à mes odeurs. Cette fois mon gaillard, c’est à arme inégale que nous allons jouer. Avec l’humain, il était relativement protégé, sur mon terrain, c’est moi la reine. Je remonte lentement vers la tache brune qui ne sait plus vraiment dans quelle direction donner de la voix. Rex a relevé son mufle, mais mon parfum doit se croiser partout dans ce carrefour d’un jeu que j’ai désormais pris en main. Lorsqu’il me voit, il est beaucoup trop tard pour lui. Mes crocs sont largement aussi puissants que les siens. Il aboie et je hurle. Nous sommes à deux pas l’un de l’autre. Il pue le mâle, je sens la femelle. Et un long face à face débute, au milieu de nulle part. Une lutte sans merci qui n’aura qu’un seul vainqueur, c’est la règle. Lui n’est pas taillé pour ce genre de péril. Ma vie à moi dépend de mes instincts de survie, de mon savoir-faire également. Le chien a peur et je sais reconnaitre la fragrance de la bête aux abois. J’ai de plus toujours aimé cet ultime instant ou celui qui se prenait quelque temps auparavant pour un guerrier devient ma proie. Mais je ne vais pas l’achever tout de suite. Non ! Je veux lui faire savoir qu’avant de mourir, il va manquer de grandes occasions. La première c’est bien sûr que l’amour de son maître lui coutera la vie. Mais la principale, c’est que si je m’étais approchée de sa maison, au risque d’être capturée, c’était bien que mes chaleurs m’y avaient poussée. Son pelage est hérissé comme celui d’un fauve, alors que c’est un minet. Moins puissant que les lynx que je dois affronter de temps à autre dans cet univers où je vis depuis toujours. Mes yeux sont injectés de sang et je veux qu’il comprenne que c’est moi la patronne à partir de cette seconde. Il en est si conscient qu’il se vautre sur la neige fraiche. Son ventre plat se frotte au sol et il urine partout. Je sens avec délice ces senteurs faites d’un mélange d’envie, de peur et de rut. Je suis loin de ma meute, loin des miens. La dernière chasse ne s’est pas vraiment bien finie. Plusieurs de mes frères, quelques-unes de mes sœurs sont tombés sous les balles des amis du boss de ce Rex. Mais lui est à ma merci. Il doit donc payer pour les autres. Pourtant avant de le tuer, j’ai une simple formalité à effectuer. Je tourne en rond près de ce jeune mâle. Il ne saisit pas tout de suite que cette danse, c’est ma manière à moi de m’offrir à lui. Quand sa pine se déploie enfin, que le bout rouge de son gland sort de son fourreau, je sais qu’il est prêt. Je me couche en hurlant. Mes cris sont bien différents de ceux de ma colère. Il a bien fait le distinguo et puis… mon corps aussi sécrète des hormones qu’il est capable de discerner. Je le laisse me flairer, me humer et invariablement, comme s’il était un de ma race, il sait où venir poser sa truffe. De ses babines sort une langue râpeuse qui joue d’un coup avec ces parties génitales que je place de manière à ce qu’elles soient à sa portée. Comme tous les mâles de toutes les espèces, il ne peut pas, ne saura jamais contrôler son esprit et sa bite. C’est l’un ou l’autre. Moi, je veux seulement perpétuer ma lignée et il possède assez de sang et de gènes comparables aux miens. Je sais comment l’amener à me saillir. Il tourne autour de moi, fou de ce besoin de me prendre que je reconnais bien lorsque je le vois. Je suis bien d’accord, et je sais que dorénavant ce sera la dernière jouissance de sa vie de chien. Je me suis allongée dans la trace de neige et il n’a d’autre choix que celui de me monter. Il s’acquitte de sa tâche avec fougue. Je hurle sous l’intromission de sa pine et il commence alors une cavalcade qui devrait m’amener à satisfaire mon appétit et mon besoin de procréation. Peu m’importe qu’il ne soit plus qu’un lointain cousin de ceux de ma race. Je m’en moque éperdument là. Rex est jeune, plein de ressources et je dois dire qu’il me couvre plutôt bien. Il se fait presque délicat pour me mordiller la peau du cou, juste derrière ma crinière. Je laisse aller la musique et nous restons de longues minutes à peaufiner ce coït qui, s’il est pour le chien le premier, ne sera suivi d’aucun autre. Je me suis jurée que ce serait sa fête et pour l’heure, mieux vaut qu’il profite de mes largesses. Je suis maintenant bien consciente que la phase de notre accouplement en est à son apogée. Il noue en moi et nous risquons bien d’être collés pour un long moment. Mais non, j’ai bien senti son sperme qui entrait dans mon vagin et il est trop jeune pour savoir attendre. J’avance au moment où le nœud est sur le point de se former. Mon jeune amant se retrouve donc évincé, éjecté de mes chairs. Je suis patiente, je me lèche un peu, et vois son pénis qui se recalotte rapidement. Voilà mon bonhomme, tu es prêt pour le sacrifice.
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Rex est couché pas très loin de moi. Je me retourne et il espère sans doute une caresse de reconnaissance de ma part. C’est moi qui viens minauder à ses côtés. Il semble tout heureux et c’est cet instant-là que je choisis pour bondir. Ma gueule largement ouverte se referme sur son cou. Les longs crocs acérés de mes mâchoires se serrent sur ses vertèbres de chien. Il hurle, longue plainte de surprise, mais ne peut plus faire un seul mouvement. Je tiens bon la prise, ne lâchant plus rien et le bruit sinistre des os que se brisent est comme un coup d’arrêt à sa jeune vie. Son patron saura ce qu’il en coute de s’en prendre à une louve. Je regarde avec un total désintérêt, la dépouille encore chaude de celui qui quelques minutes auparavant savourait le bonheur de me sauter. Et je songe avec délice que ma vengeance est parfaite. De plus si ses descendants sont à son image, je leur inculquerai tout mon savoir. Dans le ciel de cet Alaska qui m’a vu naitre, la lune monte lentement. La nuit est froide, et le chien mort va servir à la vie d’autres animaux de cet univers impitoyable. Chacun son chemin et qui sait, demain c’est ma carcasse qui sera peut-être sur le bord d’une piste. J’ai vu dans la pénombre les charognards qui déjà se faufilaient entre les cimes des sapins. Ici, dans mon monde même la mort est utile à tous les vivants. Et je file vers mon destin. Il me reste à retrouver le maître de celui qui est le premier à payer ses fautes. Je suis rancunière et j’ai la mémoire aussi longue que ma colère. Les amis de l’homme ont décimé ma meute, je me dois de lui prendre ce qu’il a de plus précieux. Son Rex en faisait partie, mais je n’en ai pas fini avec lui pour autant. Et je remonte la piste vers l’endroit d’où je me suis échappée dans la journée qui a précédé cette nuit si froide. L’odeur de l’homme est tenace, infecte, et de chasseur lui aussi devient gibier. Je me méfie, tout de même de ses pièges. Je prends mille précautions et mes pas se font dans ceux de son propre compagnon. Chacune de mes pattes se retrouve posée, après des ruses d’Indiens dans les traces laissées par ma victime. Et la fumée qui s’échappe de la cabane du trappeur m’indique avec exactitude qu’il est toujours là. Et je saurai être patiente. Le type fait de fréquents passages à la fenêtre. Il ouvre aussi sa porte pour appeler son ami. — Rex ! Rex ! Revient mon chien ! Où es-tu bon sang ? J’écoute dans la nuit froide cette voix. Mon heure viendra, il me suffit de rester dans le coin. La lueur dans la cabane, elle me dit que l’autre va dormir. Je m’enfonce de nouveau dans les grands sapins, et je file vers une anfractuosité qui va me permettre de passer la nuit. Mon ventre gargouille, de faim, de froid, mais aussi et surtout de rage. Une colère sans nom qui refait surface, une haine farouche pour celui qui tue sans raison. Mes frères, mes sœurs, eux aussi avaient toute leur existence en ma compagnie, tué également. Mais jamais par plaisir, seulement pour survivre et manger. Sans état d’âme bien entendu, toujours sans méchancetés, juste par nécessité absolue. Et lui là, avec son chien, avec ses amis aussi, cet homme-là a exterminé ma meute pour son seul plaisir. Ce qui a déclenché ma fureur. Il doit payer ses errements et je m’y emploierai ou trépasserai surement.
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Dans le ciel la lune n’est plus apparente. De gros nuages gris couvrent déjà l’horizon. Le vent s’est levé et mon pelage est glacé. Mais dans mes veines, coule le venin de la vengeance. Je reste dans mon trou, à surveiller, le nez entre les pattes avant l’ouverture de la baraque de bois. Le jour ne durera pas très longtemps et le chasseur ne sortira peut-être pas. J’ai repéré ses poules et des clapiers où vivent des animaux dont il se sert pour ses pièges. Et lorsqu’il ouvre le battant de bois pour hurler, je comprends qu’il est inquiet pour son Rex. Je le regarde charger sa machine infernale sur laquelle il se déplace pour relever ses pièges. Ce matin c’est pour remonter la piste de son toutou qu’il la met en route. Le bruit me fait peur, mais je serre les crocs. Il passe à moins de vingt mètres de ma cachette. Et je file dans les raies laissées par sa machine. Mon gibier ce sont les poules. Une devrait me suffire en guise de déjeuner. Il me faut gratter pour glisser sous le grillage, et encore trouver un endroit pour me faufiler dans l’enclos. Un blaireau, j’en reconnais l’odeur, m’a donc déjà précédé et ainsi le chemin est ouvert. Elle est brune, bien dodue et ne fait pas un pli. Dans ma gueule ses os craquent alors que ses chairs me rendent vie et courage. L’attente peut donc reprendre dans la froidure de l’hiver Alaskien. Les sons qui me parviennent sont bien ceux de la machine qui rentre au bercail. Sur le traineau qu’elle tracte, ce qui reste de Rex. Les renards et autres viandards se sont déjà partagé la plus grande partie de sa carcasse. Le gars semble comme fou. Il vocifère tout seul, faisant de grands gestes. Ceux du désespoir peut-être d’avoir perdu son ami le plus fidèle. Je suis à trois pas de lui, mais il garde en main son fusil et je dois être très vigilante, prudence est mère de sureté. Mais mon heure va sonner. Sa seule erreur c’est de s’aventurer trop vite trop loin. Il a son arme sur l’épaule, mais je sens cette odeur de miction, un parfum d’urine, je la reconnais entre toutes les autres celle-ci. Les hommes sentent mauvais et tous les loups du monde ont appris à se méfier de ce bouquet typiquement humain. Je le sais vulnérable à ce moment-là et je sors de ma cachette prestement. Mes trente-huit kilos lui tombent sur le râble et il se trouve déséquilibré. Nous roulons dans la neige sous l’arbre contre lequel il pissait. Je lis la panique dans ses yeux. Il doit bien savoir que les miens sont remplis de haine pour lui et ses congénères. Mais je ne vais pas le tuer, non ! Je lui mords la main qui veut attraper le fusil. Sous mes canines, je sens la viande se déchirer. Je tire plus fort, il tente de me repousser, sans grand succès. Et ma tête que je secoue de droite à gauche arrache implacablement un à un les doigts de cette patte. Celle qui a pressé sur la queue de détente pour exterminer ma famille, mes amis, ma meute. Le long hurlement qui traverse le ciel enneigé de mon Alaska natal monte vers les esprits de mes amis enfin complètement vengés. Je ne le tuerai pas parce que lui ne m’a pas tué… il me voulait pour son sale cabot. Et bien Rex m’aura eu au prix fort et son maître ne chassera plus sur mes terres. Le long hiver qui ne fait que débuter voit le type avec un bras bandé, qui tente de démarrer son engin. Je renifle de loin le gout du sang de sa blessure. Il sera sauf, s’il parvient à la ville la plus proche. Mais il va devoir faire vite, très vite, car la tempête qui s’abat sur la région du Grand Nord va durer longtemps. L’existence dans cet univers si particulier reste complexe et l’homme ici n’est pas toujours chez lui ! Je m’enfonce à nouveau dans la poudreuse qui fait une couche de près d’un mètre d’épaisseur. Et la lune est de retour. Sur les montagnes qui entourent mon territoire, je hurle pour dire au monde de la nuit que je suis toujours là ! Il ne reste que moi, que la bête ! Mais je porte en moi les prémices de la vie. Un curieux mélange de chien et de louve qui devrait donner des fils de la nuit et perpétuer ma lignée… quant à la cabane du chasseur, elle reste aussi vide depuis ce fameux jour… Le prix à payer est toujours trop élevé, mais dans mon monde, toutes les erreurs sont fatales. Et s’en prendre à une vieille Canis Lupus Pambasileus femelle peut aussi avoir des conséquences graves… Reste à savoir que la vie et la mort sont étroitement liées dans mon univers et que tous nous en supportons le poids… Ainsi va la vie dans les montagnes du bout du monde !