Jeudi 24 septembre. Charline a constaté.– T’y es resté drôlement longtemps ici au café, hier, quand j’ai été partie. Presque une heure. Je te voyais de derrière ma caisse. Qu’est-ce tu faisais ?‒ Je te regardais servir les clients. Ils entraient. Ils sortaient. Et ils étaient à cent mille lieues de se douter que la petite vendeuse qui leur tendait leur pain, qui leur rendait la monnaie, ne portait pas de culotte. J’essayais d’imaginer ce que tu pouvais ressentir. Et j’ai même fini par m’inventer une petite histoire.‒ Une histoire ?‒ Oui. Une histoire dont tu étais l’héroïne. Tu veuxsavoir ? Elle a froncé les sourcils.‒ Dis toujours…‒ J’étais posté sur le trottoir, à droite de la porte, juste sous le panneau « Artisan boulanger »et je glissais à l’oreille de chaque client, au moment où il allait entrer : « Vous savez que la fille, là, la vendeuse, elle a pas de culotte ? Elle met jamais de culotte. » Il y en avait qui haussaient les épaules. D’autres qui m’ignoraient superbement. Mais il y en avait aussi qui me faisaient un petit clin d’œil. Ou bien qui me demandaient « Vous êtes sûr ? » Certain ! Il y en avait alors qui y allaient aussitôt de leur petit commentaire. « Ah, oui ? Non, mais quelle petite cochonne ! » Et ils entraient. En affichant un sourire entendu. Ça a duré un bon moment comme ça. Tout un défilé de types ravis. Jusqu’à ce qu’il y en ait un, celui au béret, tu sais, et au petit chien blanc, qui se mette à hurler au beau milieu de la boutique : « C’est vrai que t’as pas de culotte ? » Et tous les autres de renchérir en chœur. « C’est vrai ? » « Mais oui, c’est vrai ! Regardez sa tête ! » « Oh, mais faut qu’elle fasse voir ! » « Oui. Allez, fais voir ! » Toi, tu protestes. De toutes tes forces. « Non, mais ça va pas ? » Ils insistent. Il y en a qui passent derrière le comptoir. Il y en a même un qui cherche à te soulever ta robe. Elle me regardait, stupéfaite. Les yeux exorbités.‒ Mais c’est…‒ La même histoire que celle que tu t’inventes quelquefois de ton côté ? Enfin, pas tout à fait, mais presque. Ça y ressemble. Ça y ressemble énormément. Non ? C’est pas ça ? Elle s’est levée.‒ Tu es démoniaque. Bon, mais j’y vais. Faut que j’y aille. Et elle s’est enfuie. * * * Sa mère ne semblait pas particulièrement surprise de me voir.‒ Ah, c’est vous !
‒ Oui. Je me suis dit que peut-être, si vous avez un moment, on pourrait se remettre à notre questionnaire.‒ Eh bien, entrez ! On s’est assis sur le canapé, côte à côte, et on a repris là où on en était restés. Trois ou quatre questions et puis elle a brusquement froncé les sourcils.‒ C’est quand même pas mal tendancieux votre truc, là, hein ! Mais rien d’étonnant. C’est des psys qu’ont pondu ça. Et les psys, c’est bien connu, ça ramène toujours tout à la même chose. Il y a que ça qui les intéresse finalement. Le sexe, le sexe et encore le sexe. Ils devraient consulter. Elle a ri.‒ Bon, mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que ma vie sexuelle est un désert ? Ben oui. Oui, c’est un désert. Un désert absolu. J’ai beau être pas trop mal fichue, je crois du moins, c’est le néant. Une femme comme moi, les hommes ils s’approchent pas. Ils se méfient. Je suis seule. Libre. C’est le piège absolu. Le traquenard. Je vais forcément essayer de leur mettre le grappin dessus. J’ai que ça en tête, ils en sont convaincus. Et ils fuient. Ils se rabattent sur des femmes mariées. Qui, elles au moins, ne vont pas chercher à se caser. C’est du moins ce qu’ils s’imaginent. Et ils ont tout faux. Parce qu’il y en a neuf sur dix, si elles regardent ailleurs, c’est que ça va plus avec leur conjoint et qu’elles lui cherchent un remplaçant. Et si elles croient l’avoir trouvé, alors là ils auront gagné le gros lot. Parce que non seulement ils ne pourront pas les décramponner, mais en plus, à un moment ou à un autre, ils auront des tas d’histoires avec le mari. Ça peut pas être autrement. Elle s’est arrêtée. A marqué un long temps d’arrêt.‒ Bon, mais je m’égare là. C’était pas votre question. Votre question… Bien sûr que je pourrais aller traîner dans les bars le soir. Je me trouverais forcément quelqu’un pour la nuit. Mais peut-être que je suis trop coincée pour ça. Ou que j’ai trop de principes. Ou alors que je suis trop orgueilleuse. Ça a quelque chose de profondément humiliant pour une femme d’être obligée d’aller quémander un peu de plaisir comme ça auprès du premier venu. Non ? Vous trouvez pas ? Moi, j’ai beau essayer, j’y arrive pas. Non, ce que je voudrais, c’est pourtant pas grand-chose, ce que je voudrais, c’est un gentil garçon qui soit tendre. Qui soit câlin. Qu’ait envie de me faire souvent l’amour. Qui me laisse rester longtemps sur son épaule après. Sans bouger. Sans rien dire. Qui parle quand même, mais à d’autres moments. Qu’ait des tas de trucs à me raconter. Des tas de projets. Des tas de passions. Qui sache m’étonner. Me surprendre. Qui m’écoute aussi parce qu’il faut pas non plus qu’il tire toute la couverture à lui. Qu’ait envie qu’on fasse des choses ensemble. Que je me sente bien avec. Et surtout qu’il insiste pas pour qu’on vive ensemble. Parce que c’est le meilleur moyen de tout foutre par terre. Dès qu’on se met à partager les petits soucis du quotidien, c’est fichu. Et, de ce côté-là, j’ai déjà donné. Ça va comme ça, merci. Elle s’est tue. Sa cuisse a effleuré la mienne. Comme par inadvertance. Elle m’a souri. A failli dire quelque chose.La porte d’entrée… Elle s’est précipitamment levée.– C’est ma fille. C’est Pauline. Dont la porte de la chambre a aussitôt claqué.Elle a soupiré.– Qu’est-ce qu’elle a encore ? Avec elle il y a toujours quelque chose qui va de travers. Excusez-moi, mais faut que j’aille voir. On reprendra demain. Si vous êtes disponible, bien sûr… * * * Candice s’est engouffrée dans un hall d’immeuble.‒ C’est là ! Mais tout en haut. Et sans ascenseur. On est montés. Elle m’a poussé contre la porte d’un appartement. S’est emparée de mes lèvres. A enfoui sa main dans mon pantalon.‒ Mais qu’est-ce tu fais ?‒ Ça se voit pas ce que je fais ? Je me sers sur la bête. Elle s’est pressée contre moi. Et elle l’a sortie, la bête. Elle lui a fait redresser la tête.‒ Allez, hop, au boulot, toi ! On a besoin de toi. Elle m’a englouti en elle, s’est ruée à grands coups de bassin contre moi, a psalmodié longuement son plaisir.Et puis elle a sonné.Une fille a presque aussitôt ouvert.‒ Je te présente Cordelia. Et lui, c’est le type dont je t’ai parlé, tu sais bien… Je m’efforçais tant bien que mal de me reculotter. En toute hâte.Candice a protesté.‒ Oh, mais c’est pas la peine ! Laisse-nous tout ça à l’air ! Qu’elle puisse juger sur pièces, Cordelia. Et plus si affinités. J’ai tout de même fini de me rhabiller.Elle s’est tournée vers Cordelia.‒ T’as vu ! T’as entendu plutôt. Il est opérationnel. Alors à toi de jouer ! Si le cœur t’en dit, bien sûr ! Bon, mais c’est pas tout ça ! Faut que je vous laisse, moi ! J’ai plein de trucs à faire. Et elle a claqué la porte.On s’est regardés.‒ Elle est trop, elle, dans son genre.‒ Ah, ça, c’est sûr !‒ Elle y va pas par quatre chemins.‒ Jamais, non.‒ Et finalement, en voulant simplifier les choses, elle ne fait que les compliquer.‒ On peut dire ça comme ça, oui.‒ Bon, mais que ça nous empêche pas de faire un peu connaissance… Et elle est allée nous faire un café. Qu’on a lentement siroté. À petites gorgées.‒ Elle m’a dit, Candice.‒ Pour Lionel ? Oui, oh…‒ C’est pas facile. Elle a haussé les épaules.‒ J’en fais pas une maladie non plus. Non, ce qu’il y a dans ce genre de situation, c’est surtout que l’amour-propre en prend un sacré coup. Une fois qu’on a compris ça, c’est beaucoup plus facile de relever la tête.‒ Et de regarder ailleurs.‒ Et de regarder ailleurs. On n’a qu’une vie. Alors si c’est pour la gaspiller à avoir des regrets. Une fois pour un truc, une fois pour un autre.‒ D’autant qu’il y en a des tas d’autres, des types.‒ Ah, ça, c’est sûr ! C’est pas ce qui manque.‒ Des types qui te trouvent à leur goût.‒ Et qui sont parfois au mien. Nos mains se sont trouvées, comme par hasard. Ne se sont pas lâchées.
Vendredi 25 septembre. – T’as failli faire la connaissance de ma sœur, hier, à ce que ma mère m’a dit…– Seulement failli.– T’as pas perdu grand-chose. Ça a beau être ma sœur…– C’est pas franchement le grand amour, hein, toutes les deux.– Non, mais attends ! Si tu savais tous les sales coups tordus qu’elle m’a faits. Et je parle pas seulement des mecs. Qu’elle a systématiquement essayé de me piquer. Il y a rien qu’est à moi avec elle. Elle s’approprie tout. Mes sapes que je retrouve dans ses affaires. Mes musiques. Mes films. Que je suis obligée de chercher au milieu des siens des heures et des heures durant. Tout j’ai intérêt à planquer. Tout ce à quoi je tiens. T’as plus de vie sinon avec elle. Même mon ordi faut que je lui prête. Soi-disant qu’elle en a besoin pour des recherches. Des recherches de quoi, on se demande, maintenant qu’elle a trouvé du boulot. Et, évidemment, elle y farfouille, ça ! Si bien que tout ce que je veux pas qu’elle voie, je suis obligée d’aller le planquer dans une boîte mail. J’ai souri.‒ Et c’est quoi que tu veux pas qu’elle voie ?‒ Des trucs perso. Qu’elle a pas à savoir.‒ Et, là-dedans, il y a le récit de ton essayage de robes dans le magasin de sapes. Non ? Je me trompe ? Elle n’a pas répondu.‒ Même que t’en as fait plusieurs versions. Il y a la vraie, celle de ce qui s’est vraiment passé. Et puis d’autres. De ce qui aurait pu se passer. De ce que tu aurais redouté qu’il se passe. De ce que tu aurais aimé qu’il se passe. De ce que tu aurais aimé et redouté en même temps qu’il se passe. C’est pas ça ? Elle a secoué la tête.‒ Comment tu fais ?‒ Comment je fais quoi ?‒ Pour me lire comme ça dedans. Chaque fois tu tombes juste. Ou presque.‒ Normal. On se ressemble. On se ressemble énormément. Dis-moi, Charline…Ça te tente, hein ?‒ Quoi donc ?‒ D’y retourner dans ce magasin. D’y rejouer la même scène.‒ Je sais pas. Je… Elle a haussé les épaules.‒ C’est pas la peine d’essayer de lutter avec toi, n’importe comment. C’est perdu d’avance.‒ Ça te tenterait ?‒ Tu le sais bien.‒ Et peut-être que, cette fois, la vendeuse le maintiendrait beaucoup plus longtemps en l’air encore, le rideau.‒ À moins qu’elle le refasse pas cette fois-ci. Qu’elle le soulève pas.‒ Et que je sois alors obligé de me substituer à elle. En choisissant le bon moment. Celui où le plus de monde possible pourrait te voir. Une petite flamme s’est affolée dans ses yeux.‒ Qu’est-ce t’en dis ? On y retourne ? Chiche ! Elle n’a pas dit oui. Mais elle n’a pas non plus dit non. * * * Un maquillage nettement plus appuyé. Une robe semi-habillée. Un collant noir. Elle a pris place à mes côtés.– Bon, on en était où ? Ah oui… Alors mon tout premier, ça a été le père de Pauline. Qui devait nécessairement être le dernier. Ça ne faisait pas pour moi, à l’époque, l’ombre d’un doute. J’étais folle amoureuse de lui. Il ne pouvait pas ne pas l’être de moi. Ça coulait de source. Et je n’ai rien vu venir. Si tant est qu’il y ait eu quoi que ce soit à voir venir d’ailleurs. Parce qu’avec le recul j’ai fini par me dire que c’était inéluctable. Il était totalement immature. Avec moi il avait voulu jouer au grand. À l’adulte responsable. Ça l’a amusé un temps. Ce n’était pas un rôle pour lui. Il y était complètement à contre-emploi. Il m’a réclamé un enfant à cor et à cri. Un caprice. Un de plus. Auquel je n’aurais jamais dû céder. Six semaines après la naissance de Pauline il a pris la fuite. Il a disparu, un beau matin, sans le moindre commencement de début d’explication.– Et vous ne l’avez jamais revu.– Jamais. Je n’ai jamais eu de nouvelles non plus. Et il y a belle lurette que j’ai cessé de vouloir en avoir.– Et après, ça a été le père de Charline.– Oui, oh, pas tout de suite quand même ! Il m’a fallu le temps de digérer. De reprendre confiance. Il s’est montré d’une patience avec moi ! D’un tact. D’une sollicitude. Ce qui ne m’a pas empêchée de tout gâcher. Mon angoisse, c’était de le voir disparaître, du jour au lendemain, comme l’autre. Ce que j’ai pu lui rendre la vie impossible avec ça ! Je ne m’en rendais pas compte. Ou plutôt si ! Mais c’était plus fort que moi. Je l’obligeais à jurer. À justifier. À promettre. À longueur de journée. Il a fini par craquer. Il en a vu une autre. D’abord en cachette. Une autre plus sereine. Plus apaisante. Il m’a quittée pour elle. Si c’était à refaire… Le pire, c’est que si c’était à refaire je ne pourrais sans doute pas m’empêcher de reproduire exactement la même erreur. Malgré toutes les bonnes résolutions que je pourrais prendre. Elle a soupiré.‒ Comment j’aimerais pouvoir tout reprendre à zéro des fois… La porte d’entrée.‒ C’est Pauline ! Encore Pauline. Si seulement elle pouvait prendre enfin son envol, elle ! Une bonne fois pour toutes.
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