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L'amer Noël

Chapitre 1

L'amère loque

Divers
Cette histoire a été écrite dans le cadre du concours "Un conte de Noël" , à l’initiative de Donatien A.F. de Sade

 L’ampoule ne s’alluma pas. L’interrupteur grésilla ; une étincelle fugace brilla derrière le plastique blanc. Il pesta, tritura le bouton puis la lumière irrita ses prunelles habituées à l’obscurité. Depuis quelques jours l’électricité n’en faisait qu’à sa tête. Au salon aussi, il devait s’y prendre à plusieurs fois lorsqu’il se glissait dans son fauteuil de cuir pour lire un bon thriller qu’il accompagnait d’une bière fraîche. Il fumait parfois une cigarette mais cela demeurait exceptionnel. Il réservait ce plaisir coupable pour l’extérieur.  Il déposa la poignée de courrier sur la table. Après une douche revigorante, il accommoda les restes du poulet rôti de la veille. Il survola les lettres reçues. Des factures de mauvaise facture. À part cela, ce n’était que prospectus, les éternelles pubs pour Noël. Il en recevait depuis des mois. Il soupira devant cet amoncellement de papier glacé inutile. Quelle connerie ces fêtes de Noël ! Il jeta les réclames dans la poubelle ; une lettre chut d’entre les pages vierges de toute manipulation. Circonspect, il songea que l’enveloppe faisait partie de l’objet honni mais à bien y regarder, elle lui était destinée. Une délicate écriture ronde couvrait la surface d’un rose pâle. Un tel raffinement méritait mieux qu’une ouverture par de gros doigts. Il vérifia une dernière fois. Adam Present, 9 rue Abelcian, aucun doute possible. Il glissa la pointe effilée d’un couteau sous le retour collé du pli. Il extrait une page à peine noircie de quelques mots : faut qu’on se rencontre et qu’on cause. Pour seule signature deux majuscules : M N. Adam chercha une correspondance à ces initiales parmi ses connaissances. Il eut beau se torturer les méninges, l’énigme subsista. Le fumet du poulet chaud et des frites dorées le sortit de sa réflexion. Il grignota d’abord la peau grillée de la volaille puis aspergea les frites de sel. Son repas terminé, il se plongea dans un roman mais l’intrigante lettre l’obsédait. Il regarda sa montre ; il était temps de prendre l’air. Il enfila son manteau et chaussa ses brodequins. Ses habits étaient assortis à la nuit. Il tira sa porte. Celles de l’ascenseur s’ouvrirent.  — Bonsoir Adam. Ça tombe bien, je voulais te voir.— Bonsoir Sylvianne. Que puis-je pour toi ?— Oh rien… pas de robinet qui fuit, pas de machine qui refuse de démarrer. Mes enfants seront chez leur père ce Noël, alors si tu n’as rien de prévu, nous pourrions manger ensemble. J’ai la flemme de cuisiner pour une unique personne et la perspective de passer le réveillon seule m’angoisse. Je sais que tu détestes Noël, ce sera une soirée simple, sans chichis. — Il faut que je vérifie n’avoir pas oublié une invitation, bredouilla-t-il esquivant une réponse immédiate. — Oui bien sûr. Bon je rentre, je meurs de faim ! Bonne promenade… La voisine disparue derrière la porte, Adam se dirigea vers l’ascenseur. Il se gratta l’occiput, à la recherche d’une déclinaison courtoise à l’invitation de cette jeune femme affable et prévenante. Il subodorait derrière la sollicitation une envie de joindre l’utile à l’agréable. Mais il ne se voyait pas partager la vie bien rangée de cette infirmière, ses deux enfants, son épuisant et chronophage métier. La prévision de se coltiner la progéniture lors de soirées qu’il préférait passer seul le sommait de refuser. D’un autre côté, Sylvianne ne souhaitait peut-être que profiter de l’absence de ses enfants pour s’offrir une parenthèse de plaisir.  Une pluie fine tombait. Les enseignes multicolores illuminaient le macadam mouillé. Adam remonta le col de son manteau. Si la température continuait sa dégringolade, la neige blanchirait la fin de la nuit. Quelques familles s’attardaient devant des vitrines décorées. Il attrapa une cigarette, fouilla ses poches à la recherche de sa boîte d’allumettes. Il protégea la flamme ténue de ses mains ; le tabac crépita. Adam secoua le minuscule bout de bois puis le jeta dans le caniveau. Il changea de trottoir afin de s’épargner les commentaires enjoués des enfants en admiration face à une devanture pléthorique. Il coupa à travers des ruelles désertes pour rejoindre le parc en haut de la colline. Un père Noël de pacotille éméché déboula d’une impasse où il avait sans doute vomi son excès de boisson. Prendre des mioches sur les genoux toute une journée n’a rien d’une sinécure. Le pauvre gars devait se mettre dans des états en fin de service ! Le remplaçant Père Noël entonna un Oh Oh Oh de saison lorsqu’Adam envahit son champ de vision, preuve que son rôle lui tenait à cœur. L’irascible marcheur souffla sa fumée à la barbe factice de l’importun sans aucune compassion. L’homme à l’habit rouge répliqua par une toux anisée. Et l’anis n’était pas la pire des odeurs ! — S’teu plait, t’peux m’filer une tige ?— À condition que tu arrêtes avec tes singeries…—D’accooord, c’est juste que j’suis à fond dans mon job. Rassure-toi, j’y crois pas au Père Noël. Au Pernod oui, mais pas au…— Bien sûr que tu me rassures. T’as pas idée !  Adam continua son chemin. Un peu plus haut l’air avait fraîchi. Les deux ou trois degrés perdus suffirent à changer en minuscules flocons l’eau, en vain. Des particules de neige virevoltaient. Un couple sortit d’un restaurant. L’homme, que son costume engonçait, accompagnait une femme attifée telle une péripatéticienne de téléréalité. Elle gloussa à la vue des froids papillons immaculés ; la prévision d’un Noël blanc suffisait à l’enchanter. Adam lâcha un soupir sonore ; il échoua à retenir une phrase assassine. Le couple s’offusqua ; le coq empâté exigea des excuses pour sa gallinacée mais Adam ne daigna pas se retourner. Il se contenta d’ajouter un silencieux doigt levé. Il atteint enfin son but, l’immense parc plongé dans l’obscurité malgré les branches nues ; les buissons persistants occultaient la lumière orangée des réverbères. La météo avait chassé les plus téméraires. Adam profitait seul de ce coin de nature. La grille lança un grincement strident. Il parcourut les allées d’un pas lent comme s’il effectuait le tour du propriétaire puis s’installa tel un pacha sur un banc à peu près sec. Il tira une flasque de la poche intérieure de son manteau. Il dévissa le bouchon, passa le goulot sous son nez ; le parfum fruité du Tullamore Dew emplit ses narines. Il trinqua avec la cime des arbres avant d’avaler une grande goulée de whiskey, les yeux fermés. Il ne les rouvrit qu’après une deuxième lampée. Adam remit la bouteille dans la poche, extirpa son paquet de Morley. Il craqua une allumette dont il contempla l’embrasement, puis l’approcha de l’extrémité de sa cigarette. Il observa la flamme noircir et tordre la tige de bois pincée entre ses doigts ; il souffla avant de s’en rôtir la pulpe. Dans la gorge, la fumée se mélangea au bouquet de l’alcool. Il savoura l’agréable brûlure, avachi sur le banc. Tel un albatros, Adam écarta les bras qu’il reposa sur le dossier. Il scruta les étoiles, envouté par le silence du parc. Une tour de cendres s’élevait ; lorsqu’elle menaçait de s’écrouler sur le visage, il rompait son immobilité. D’une tape légère il se débarrassait des résidus puis reprenait sa méditation. La cigarette consumée, il eut un profond soupir, comme si le minuscule tube de tabac avait tenu à distance un poids qui oppressait à nouveau sa poitrine. Il écrasa son mégot contre l’accoudoir. Une pichenette expédia le détritus qui heurta le rebord de la poubelle visée avant de retomber sur le sol. Adam frappa le bord du banc de la paume. Il bâilla. Il tira du paquet une nouvelle cigarette qu’il coinça entre ses lèvres sans l’allumer puis emplit ses poumons d’air frais d’une respiration bruyante.
 — Quel gros dégueulasse ! Vous pourriez ramasser vos cochonneries. Libre à vous de vous goudronner les poumons, mais ayez la délicatesse de ne pas salir ce jardin public.— Oh, ça va ! Je vais en fumer une autre, je le ramasserai en partant.  Étonné de n’avoir entendu personne approcher, Adam se retourna pour regarder cette femme qui venait de le tancer. Sur la défensive, il la dévisagea. Debout, les poings sur les hanches, elle restait campée dans l’obscurité. Il ne distingua guère plus que la silhouette. Quand elle en eut assez de l’agacer avec son anonymat, elle avança de quelques pas.  — Oh merde ! Une pouf habillée de rouge…— Merci pour l’accueil !— Allergie à Noël ! — On peut discuter un peu de cette aversion ?— Oui, si vous changez de tenue !— Je n’ai que celle-là.— Mettez-vous en tenue d’Eve !— Très drôle, Adam !— Vous… vous connaissez mon prénom ?— Oui. Laissez-moi me présenter. Je m’appelle Marie-Noëlle… je suis la fille du Père Noël.— Dommage que vous connaissiez mon prénom, je vous aurais dit de m’appeler Jean Balthazar, parvint à répondre Adam entre ses éclats de rire. De tous ces ersatz de Père Noël, vous avez le mérite d’être la plus drôle.— Je ne suis pas celle que vous croyez. Je suis vraiment la fille du Père Noël ! Votre incrédulité n’est pas une surprise, remarquez. Le commun des mortels le serrait, alors vous, qui êtes des plus sceptiques… Laissez-moi prouver ce que j’atteste afin qu’aucun doute ne persiste lors de notre prochaine rencontre. Je n’ai guère de temps ce soir pour une longue discussion mais je promets d’alléger mon programme.  Elle tira sur l’un des doigts de son gant qu’elle ôta avec la sensualité d’une strip-teaseuse. Elle ricana de la stupeur qu’elle lisait dans le regard d’Adam. L’index et le pouce introduits dans la bouche, elle siffla. Un traîneau tiré par huit rennes apparut au-dessus du parc et voleta jusqu’à la fille. L’attelage flottait à quelques centimètres du sol. Elle grimpa dans l’engin. Adam passa la tête par la portière ; ses yeux explorèrent l’intérieur, comme s’il cherchait le détail incongru, confirmation qu’il rêvait.  Des lumières clignotaient sur ce qui ressemblait à un tableau de bord, sans volant. Marie-Noëlle tritura quelques boutons, appuya sur d’autres. Il se pencha davantage pour mieux observer mais elle lui fit comprendre qu’il n’était pas autorisé à prendre place dans son véhicule. Elle prit cependant le temps de satisfaire la curiosité d’Adam avant d’agiter les rênes des rennes. Un écran indiquait les prochaines adresses à visiter, faisant office de GPS pour les habitations trop retirées. — Là, c’est le traîneau-radio… j’adore enjoliver mes trajets de musique.  Elle appuya sur une touche ; aussitôt retentit la version déjantée de la fille du Père Noël par le duo Arno-Beverly Jo Scott. Il écarquilla les yeux puis se frotta le visage, incrédule. Il prit une nouvelle gorgée de whiskey ; l’ivresse fournirait une explication rationnelle à ce qu’il vivait à l’instant. Il se gratta le menton. Cette Marie-Noëlle était foutrement sexy. Considérant sa réflexion déraisonnable, Adam engloutit d’un trait le fond de la flasque. Il scruta l’objet vide ; la prochaine fois il optera pour une vraie bouteille. Son improbable visiteuse partie, il se souvint de la cigarette collée à ses lèvres. Elle n’avait pas rétréci d’un seul millimètre, et pour cause, il avait omis de l’allumer tant il était effaré.   
***
  

 Adam n’entendit pas le réveil matin, ni le coup de fil de son collègue étonné de son absence. Il se leva avec la bouche pâteuse comme une coulée de lave refroidissante. Il hésita longtemps puis se résigna à aller travailler. S’il restait chez lui, il boirait plus que de raison. Il avait d’ailleurs dépassé la limite durant cette nuit. Après avoir traîné sous la douche, somnolé devant un semblant de petit-déjeuner et tenté de se dynamiser à grand renfort de cafés, il quitta son domicile. Il croisa sa voisine ; elle le relança à propos de son invitation. Adam s’empressa d’y répondre par l’affirmative. Il n’avait aucune envie de passer le réveillon seul, à suspecter l’arrivée de cette fille habillée de saison. Comment s’appelait-elle déjà ? Maryline ? Marie-Sophie ? Presque. Marie-Noëlle !  Le patron lui passa un savon. Et dire qu’il s’était éternisé sous la douche au réveil ! Adam prétexta une mauvaise nuit mais se garda bien d’évoquer la cuite conséquente à sa rencontre nocturne. On lui rétorquerait que l’inverse était plus probable. L’après-midi serpenta entre les heures. Adam se perçut telle une épave échouée sur un banc de sable ; il bâillait plus qu’il n’y avait de minutes. Comme les élèves en classe, il se divertit par l’autre côté de la fenêtre. Les nuages y sprintaient, se bousculaient à la manière d’une foule colérique. Adam se demanda ce qu’il y cherchait, des flocons ou d’un traîneau. Les flocons arrivèrent. Petits, tranquilles, mais ils tombèrent sans cesse. La pétasse de la veille avait raison ; il y aurait un noël blanc. Malgré la hâte de retrouver ses pénates, Adam laissa plusieurs collègues partir avant lui. Il faisait mine de bonne volonté mais prit ses précautions pour ne pas être le dernier. C’était un coup à s’endormir sur sa table ; il frémit à l’idée qu’on l’enferme au boulot tout le week-end.  Il enfila son manteau à l’instant ou Jean-Louis, son patron, s’en allait. Adam appréhendait un nouveau reproche sur son manque de ponctualité mais au lieu de l’enguirlander, Jean-Louis se montra affable. Il regrettait ses remontrances. — Vous êtes pâlichon… quelque chose semble vous tracasser ?— Non rien. J’ai dû prendre un coup de froid lors de ma petite sortie hier soir.— Je vous admire. Vous êtes courageux de ressortir la nuit tombée comme vous le faites. Beaucoup restent assis au chaud devant leur télé.  — Je n’en ai pas, ça aide…—  Ah, ah, ah ! Oui, c’est vrai c’est plus facile ainsi. Vous êtes décidément quelqu’un hors du commun. Votre aversion pour tout ce qui concerne Noël m’a frappé lors de votre arrivée dans l’entreprise. Vous vous souvenez ?— Oui ! Vous aviez convié tous les employés au resto pour un repas de Noël juste avant les vacances. J’avais décliné.— Et j’étais parvenu à vous convaincre de venir, qu’il s’agissait juste de partager un moment entre collègues. Vous étiez tendu lors de ce premier repas. Cela s’est arrangé les années suivantes mais vous n’avez jamais expliqué d’où venait cette phobie.— Oh c’est très personnel…— Un réveillon qui s’est mal passé ? Vos parents ne vous auraient pas offert le cadeau tant désiré ?— Rien de cela. Aucun lien avec l’enfance. Adam n’en raconta pas davantage ; Jean-Louis s’abstint d’insister. Adam regarda sa montre. Il pressa le pas dans l’espoir d’arriver chez la fleuriste au bout de la rue Pestre avant la fermeture du rideau. La neige rendait sa foulée incertaine. L’effort puisa dans ses réserves, la faim l’accabla. Le bouquet de roses en main, sa fringale requérait une réponse immédiate. Dans le vieux quartier un kebab méritait le détour. Ce crochet empruntait un entrelac de ruelles dont l’étroitesse les préservait mieux des chutes de neige. Il put savourer son repas sans jouer les funambules sur un sol instable. Son itinéraire traversait la place de Verdun, la bien nommée, fréquentées par les prostituées en plein labeur. Certaines, d’un âge canonique, avaient entre les jambes une tranchée digne des champs de bataille ; elles avalaient les hommes de manière tout aussi goulue pour des douleurs moindres. Elles accueillaient les clients les plus démunis et veillaient sur les débutantes. Adam les connaissait bien. Il avait effectué son objection de conscience dans une radio associative dont les bureaux donnaient sur la place. Chaque jour il les avait croisées ; il les saluait avec un respect non feint. Il connaissait leur prénom, tout du moins les plus anciennes.  — Bonsoir Adam, c’est pour nous ce bouquet ?— Désolé Monique, ces fleurs ont déjà une destinataire. Mais promis, je vous en amènerai chacune une. Cette année par contre, ce ne sera pas le 24. Ma voisine m’a invité pour le réveillon. — Elle en a de la chance ! Mais tu vas louper le tapin de Noël…— Je te garde un bout de ma grosse bûche ? Après le réveillon, je te fais un prix, Adam chéri !— Ah Vanessa, si j’avais le temps, je ne viendrais rien que pour entendre ton accent Brésilien. Mais il parait que le dernier client à qui tu as joué du goupillon à fini aux urgences…— Ce ne sont que des mauvaises langues qui font courir ces rumeurs. Tous ceux qui y ont goûté en redemande. Allez, ouste, déguerpis polisson, tu me donnes faim avec ton kebab !— Tiens, finis-le si tu veux, j’ai assez mangé. Question dessert, je te cède ta bûche !— Non… c’est le tien.— Ne fais pas ta timide, Vanessa !— Juste une bouchée alors… Adam repris son chemin. Il s’enfonça dans une ruelle sombre. Des arcades longeaient la voie, une des plus anciennes de la ville. L’été y corsait de forts relents d’urine et toutes sortes de déjections ; l’hiver gelait la pestilence sur place.   
***
 

Adam se déchaussa, pas mécontent d’arriver au sec. Il déposa le bouquet sur la table, se prépara un Hot Toddy. Il mit de l’eau à bouillir, versa une dose de whiskey pas très catholique dans sa tasse puis truffa une tranche de citron de huit clous de girofle. L’agrume rejoignit l’alcool, suivi d’une sévère cuillère de miel. Il ajouta l’eau bouillante et laissa infuser. Il avait là de quoi décourager tout microbe clandestin. Il s’accorda une douche. La lumière hésita comme un poivrot bégaye de gauche à droite pour aller tout droit. Adam pesta contre ces sautes d’humeur électriques. À croire que des électrons fantômes hantaient son domicile depuis quelques jours. Après un dernier atermoiement, une lumière jaune éclaira la salle de bain. Il laissa couler l’eau chaude sur sa tête puis la nuque et les épaules reçurent l’effet décontractant des jets liquides. Son esprit vagabond jaugea la suite de la soirée, succomba à la tentation de rester dans la chaleur douillette de l’appartement. Il se traita de flemmard. Il devait respecter son programme. Il logea la bouteille de whiskey à peine entamée dans la poche de son manteau.  Des flocons épars tombaient encore, juste pour la décoration. Adam riva son bonnet jusqu’aux oreilles, boutonna son manteau, puis en releva le col. Il avait pourtant un col roulé, mais une bise froide soufflait qui tentait de s’immiscer par le moindre interstice. Il fourra ses poings dans les poches. Il était fin prêt. Il prit la direction opposée à celle empruntée la veille. Il adorait le crissement de la neige sous ses chaussures.Il traversa une zone pavillonnaire dont les maisons, petites, dataient des années soixante. Enfant, il avait écumé ces rues à vélo avec ses copains, pour la plupart issus de ce secteur de la ville. Les parents bossaient tous, sans exception dans les usines. La sidérurgie nourrissait un contingent d’ouvriers jusqu’à ce que la crise boucle les ateliers les uns après les autres. Malgré tout, il avait eu une enfance heureuse. Le temps balaya les amitiés ; beaucoup de ses anciens complices s’exilèrent. Les autres se contentèrent de changer de quartier. 
Il évitait les maisons liées à des souvenirs trop précis. Sauf exception. Il arrivait qu’une pointe de mélancolie assassine l’incite à tourner le couteau dans la plaie, comme si cette réouverture permettait de drainer un vieux sang mal coagulé qui pourrit insidieusement l’ambiance. Il sortit la bouteille de sa poche et trinqua avec cette vieille bâtisse abandonnée, la seule qui avait poussé en hauteur. Un Hongrois Ashkénaze, bricoleur du dimanche au vendredi, touche à tout, avait surélevé le bâtiment pour accueillir ses nombreux enfants. Le quartier entier venait l’écouter jouer du violon. La maison ne désemplissait jamais. Des amis de tous âges entraient ou sortaient en un flot continu. Hélas les rires avaient déserté la demeure ; la vie même avait abandonné les lieux. L’obscur bâtiment imposait sa masse froide aux nuages gris derrière lesquels une lune blafarde diffusait une sporadique lumière.  Dans l’espoir d’abattre une sombre pensée, Adam avala une double rasade de whiskey. Il apposa une main sur les pierres, seuls témoins des bonheurs passés. Des herbes remplissaient les interstices, de la mousse tapissait les murs ; il compara cette végétation à la barbe d’une constante semaine qui couvrait ses joues. Il partageait avec la maison un même état de délabrement. La route s’enroulait autour de la colline, bordait une zone qui n’avait d’artisanale que le nom. Outre les commerces tombés dans l’oubli, les rescapés étalaient leurs tôles inesthétiques le long d’une ligne droite comme la mort. D’ailleurs, le cimetière était la principale destination de ceux qui continuaient leur chemin. 
Essoufflé par la marche sur le sol enneigé et par l’alcool absorbé, Adam fit une pause devant le vieux portail métallique orné d’une rouille élégante. Il empoigna un des barreaux ; le battant couina tel un Freddy Mercury asthmatique. Malgré le manque de lumière, il se faufila d’un pas sûr entre les tombes. Tête baissée, il s’immobilisa devant une stèle au pied de laquelle il déposa le bouquet. Adam ferma les yeux. Un soupir laborieux souleva sa poitrine. Il regarda la bouteille ; un tiers avait déjà disparu. Il s’attaqua au reste. — Alors c’est ici que je te retrouve… je t’attendais au parc. — Je ne suis pas d’humeur à babiller. Et les lieux ne se prêtent pas à…— Qui te parle de babiller ? Au contraire l’endroit est parfait pour une grave discussion. — J’aimerais...— … que je te laisse seul un instant ? Je t’attends vers l’entrée. Appelle-moi quand tu seras prêt.— D’accord. Merci. Marie-Noëlle déambula parmi les sépultures, s’attardant sur certains noms. Adam l’observa. Elle ne portait pas la tenue sexy arborée lors de leur première rencontre, à moins qu’elle ne la cache sous le long manteau de suède rouge. Puis la distance la confondit à l’obscurité ; il se tourna vers la stèle. Il ne sut alors déterminer qui de ses yeux ou de la bouteille coulait de plus. Il but, renifla, geignit, rebut, rerenifla… Il frotta son nez contre le dos de sa main puis appela Marie-Noëlle. Elle surgit de derrière une croix, comme si elle s’y était dissimulée. Elle ne fit aucun commentaire à propos des yeux rougis d’Adam. Elle attendit qu’il ouvre la discussion. — Ça va aller…— Si tu le dis !— C’est de pire en pire. — Quoi donc ?— Je viens ici chaque année et c’est de plus en plus dur. — De supporter les fêtes de Noël ?— Aussi, oui. — Pourquoi les détestes-tu tant que ça ? — Noël me gonfle ! C’est le sommet du mercantilisme ! Les rayons se remplissent de jouets à peine la rentrée des classes passée. Les gens s’empiffrent et les cadeaux moisiront le plus souvent au fond d’un placard… Acheter, acheter, acheter encore, plus !— Mais l’esprit de Noël… voir un enfant déballer ses cadeaux, les yeux brillants et leurs sourires émerveillés, ça n’a pas de prix. — Les cinq premières années peut-être. Mais après, quelle merde ! Faire la fête sur commande, ça me gonfle, tu ne peux pas savoir ! Marie-Noëlle le questionna sur son enfance. Elle avait été simple, heureuse sans excès ; aucun traumatisme de cette époque justifiait une telle aversion pour cette fête. La réponse se trouvait ailleurs, dans son anticapitalisme acharné. Après tout, c’était pareil pour d’autres fêtes. La saison de la galette des rois commençait dès la fin novembre, Pâques arrivait fin janvier. À croire qu’on gavait de stéroïdes les lapins pour accroître leur ponte d’œufs en chocolat. Marie-Noëlle s’époumona à convaincre Adam que tout n’était pas qu’affaire de gros sous. Les gros souliers devant la cheminée provoquaient leurs lots de surprises. Mais il ne voulait en démordre. Elle ne savait plus quoi dire devant autant d’entêtement. — Pfff, je renonce. J’ai les lèvres sèches après ces débats, tu veux bien me filer un peu de whiskey ? — Tiens ! Tu peux finir, il ne reste pas grand-chose. Elle torcha le fond en une longue goulée. Adam la félicita pour sa descente.  — Finalement, pourquoi tenais-tu tant à me rencontrer ?— Mon père m’a chargée de veiller au bon déroulement des fêtes. Ton entêtement à dénigrer Noël a attiré mon attention. — Tu élimines les contrevenants ? Exécution par balle ou déportation au goulag ?— Seulement les plus réfractaires, plaisanta-t-elle. Non, mon rôle n’a rien de punitif. J’essaie de convaincre les gens qu’un peu de magie subsiste dans ce monde. Les moyens dépendent des personnes. Et puis ton côté ronchon me fait marrer ; je t’aime bien. Voilà !— Je t’aime bien aussi. Je n’imaginais pas dire ça à un représentant de ces fêtes à la mords‑moi le nœud. Enfin, si tu es réelle… parce qu’avec tout ce que j’ai bu, je suis peut-être en train de délirer.— Je suis bien réelle, affirma-t-elle en lui pinçant la joue. Et si tu me présentais la personne qui repose devant nous. Es-tu coutumier de ces visites nocturnes ? Adam recula jusqu’à la tombe la plus proche. Il s’y assit et s’ébouriffa la tête des deux mains. Sa bouche gesticulait tout autant que s’il mâchait un chewing-gum. Pourquoi fallait-il qu’elle pose cette question ? Ça ne la regardait pas.  — Je sais, c’est indiscret, mais j’assume mon insistance. D’une manière ou d’une autre, je saurais. Alors autant que je tienne le récit de toi !— Elle s’appelait Alexandra.  Adam reprit sa respiration. Il venait d’ouvrir la boite de Pandore. Le couvercle ne pouvait plus être refermé ; il devait continuer malgré ses hésitations. — Tu l’aimais ?— Oui. Mal. Non… je me suis rendu compte trop tard que je l’aimais.— Trop tard ?— Gamin, j’allais souvent jouer chez David, mon meilleur pote. Nous étions nombreux à nous y retrouver. Il habitait le quartier qu’on traverse pour venir ici. Alexandre, un de ses frères aînés se joignait parfois à nous. Tout le monde se rendait bien compte qu’il n’était pas aussi garçon que les autres mais on s’en foutait à vrai dire. Ce qui compte quand on a une douzaine d’années, c’est de s’amuser. Nous avons grandi ; Alexandre est devenu petit à petit Alexandra. Sa mère lui apportait son soutien, son père moins. Il l’a expédiée en pension. Elle a accepté sans rechigner car l’ambiance à la maison se détériorait. Elle ne revenait que pour les vacances. Lors de ces retours, quand nous avons eu l’âge, Alexandra en a déniaisé plus d’un. Certains l’ont ensuite rejetée. — Tu étais de ceux-là ?— Non. Mais elle aspirait à une relation plus stable et je n’ai pas su répondre à ses envies. Quand mes parents me prêtaient leur voiture, j’allais parfois la voir. Un 14 juillet, elle m’a proposé d’aller au bal ensemble. J’ai refusé. Parce que je déteste la musique qu’on y joue. Elle a pris ma réponse pour un désaveu. Nous nous sommes moins vus. Une ou deux fois, je crois. — Tes parents auraient refusé votre relation si tu l’avais affichée au grand jour ?— Je ne sais pas ; la question ne s’est pas posée. De toute manière je ne parlais jamais de mes copines à mes parents. À l’époque on n’avait pas les téléphones portables ; impossible de s’appeler en douce. Mais peut-être qu’inconsciemment je craignais la réaction de mes parents. Elle a trouvé du boulot, elle a déménagé. Puis ce fut mon tour de partir, pour mes études. Un soir, alors que je déprimais, seul dans mon studio, je lui ai écrit une lettre. J’y avouai combien elle me manquait, que je désirais une relation durable.— Elle t’a répondu ?— Oui. — Par la négative ?— Elle objecta que je devais l’oublier ; elle avait trouvé quelqu’un.— Rassure-moi… Tu ne l’as pas trucidée par dépit ? s’inquiéta Marie-Noëlle en accompagnant sa question d’un mouvement de la tête vers la tombe.— Noooon ! Pour qui me prends tu ? — Je ne sais pas, j’essaie de faire le lien avec ce cimetière.— Dans une ultime lettre je lui ai adressé tous mes vœux de bonheur avec ce petit veinard. — Que s’est-il donc passé par la suite ? — Deux ans plus tard, de retour chez mes parents pour les vacances de février, je rendis visite à David. Nos études ne nous laissaient guère l’occasion de nous voir. Là, j’appris le décès d’Alexandra. — Que s’est-il passé ? Adam se leva. Il avança mécaniquement jusqu’à la stèle de son amie. Marie-Noëlle le suivit ; elle resta en léger retrait, comme pour s’assurer que son interlocuteur ne vacillerait pas d’émotion. Il continua son récit, la voix tremblante.  — Quel con j’ai été. Par deux fois. La première fut de ne pas saisir ma chance lorsqu’elle me convia au bal ; la deuxième de ne pas comprendre que la personne rencontrée était cette saleté de virus. Nombre d’hommes ont profité de son lit sans jamais lui apporter ce qu’elle désirait, elle a fini par croiser celui qui lui transmit ce qu’elle ne désirait pas.— Oh merde !— Si j’avais été assez mature pour accepter son invitation, elle serait encore en vie maintenant. — Tu ne pouvais savoir… Oh remerde ! jura Marie-Noëlle en regardant la date du décès gravée sur la pierre grise. 24.12.1995.— Excuse-moi Alexandra ! Adam s’effondra en larmes. Marie-Noëlle posa une main sur son épaule.  — Putain quelle déclaration d’amour ! J’aimerais qu’un homme m’en déclame une aussi poignante… de mon vivant, si possible. Tu grelottes. Viens, je te ramène chez toi.
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